LA SORTIE DE GUERRES DES ENTREPRISES DE L’EMPIRE COLONIAL FRANCAIS (1918-1923)

La sortie de guerre des entreprises de l’empire colonial
(1918/1919-1923/1925)

Hubert Bonin, professeur émérite & chercheur en histoire économique, Sciences Po Bordeaux et UMR CNRS 5113 GRETHA-Université de Bordeaux

On connaît bien le lancement du programme informel mais réel de « mise en valeur » par Albert Sarraut en 1921 ; auparavant, trois années décisives se déroulent, qui sont marquées par un processus de réadaptation de l’économie de guerre à des flux au sein d’une économie française ou internationale. Dans le sillage de l’article publié à propos de la Grande Guerre , mon projet est ici de scruter comment, pendant quelques semestres en 1919-1922 et sur le champ de l’économie, s’opère la transition entre l’état de guerre et l’état de paix, comment s’effectue « le retour à la normale » dans les aires économiques coloniales, dans le cadre de ce qu’on appelle une « sortie de guerre » . Il faudra d’abord suivre l’évolution conjoncturelle, entre le boum de l’immédiat après-guerre en 1919-1920, la récession aiguë de 1920-1921 et le redémarrage de la croissance en 1921-1923.

Les relations économiques entre l’Europe, l’Afrique , l’océan Indien et l’Indochine reprennent leur cours normal tout en profitant de l’amélioration technique de la flotte maritime et en s’adaptant au recul des positions commerciales allemandes. De nouvelles « espérances » se cristallisent, comme à Marseille , comme si, après les difficultés subies dans plusieurs régions au tournant de 1910 et la guerre, un nouvel eldorado était en préfiguration : des opportunités d’investissement privé devraient se multiplier grâce à la relance des dépenses publiques et de « la mise en valeur » des ressources naturelles – avec les fronts pionniers de « l’or brun » du cacao ou du caoutchouc, par exemple –, comme on l’espère par exemple en Indochine , en comptant aussi sur le soutien des banques orientées vers les outre-mers .

Il faudra aussi déterminer si la période de guerre a suscité des initiatives propices au « changement », capitalistique, stratégique, commercial, productif, au sein des communautés des affaires ultramarines, parmi celles actives dans les cités-ports, telles Marseille, Le Havre ou Bordeaux, ou des nœuds d’échanges avec les outre-mers, à Paris, Lyon ou Lille, par exemple sans oublier, peut-être, l’enjeu de la réinsertion de l’Alsace-Lorraine en tant que source de produits finis pour certains territoires coloniaux. Ce texte utilisera les publications et les stocks de documentation disponibles, en y puisant les seuls éléments pouvant nourrir cette réflexion bien ciblée chronologiquement.

1. Une conjoncture contrastée

À un élan immédiat au lendemain du rétablissement des échanges, source d’illusions dans le monde du commerce, succèdent des trimestres de conjoncture aléatoire.

A. Les illusions immédiates du boum conjoncturel

Dans un premier temps, le rétablissement progressif des liaisons maritimes entre l’empire et la Métropole constitue un véritable tremplin à la renaissance d’échanges commerciaux normalisés ; comme on sort d’une Belle Époque marquée par une croissance générale, sauf quand un repli la suspend en Afrique subsaharienne au début du siècle, toutes les parties prenantes croient fermement dans le redémarrage d’un essor des prix, des volumes et de la demande. Encore faut-il assurer la transition entre l’économie administrée et l’économie de marché. Ainsi, les compagnies maritimes impliquées dans les transports avec l’Algérie (Société générale des transports à vapeur, Compagnie de navigation maritime, Compagnie générale transatlantique) n’arrivent pas en 1919 à s’entendre pour renouveler leur accord de coopération institutionnelle de 1898, tandis que, en 1923, l’idée parlementaire émise en 1916 de monter une flotte gérée par les compagnies ferroviaires se disloque. Chacune reçoit son lot de bateaux étatisés pendant le conflit (quatre pour CGT, un pour SGTM, trois pour CNM) et reprend son chemin en solo ; et il faut attendre les années 1930 pour que la « coopétition » renaisse de ses cendres.

Dans l’ensemble, par conséquent, le vent de l’Histoire souffle en faveur d’une renaissance d’une économie de marché fortement concurrentielle : l’empire retrouve sa force d’attraction. Les grands et moyens acteurs d’avant-guerre reprennent leur activité et conçoivent des projets d’expansion (points de vente et comptoirs, commandes adaptées aux achats espérés), tandis que, une nouvelle fois, une vague d’expatriés se lève car ils croient aussi dur comme fer à un décollage puissant et durable. Animateurs de points de commerce en Afrique subsaharienne, vignerons en Algérie, etc., tous ceux que les « puissants » caractérisent de « faiseurs » débarquent outre-mer dans la perspective d’un enrichissement rapide.

Les années 1919-1920 confirment bien sûr ces espoirs, car les consommateurs ultramarins veulent relancer leur propre équipement, les institutions publiques renouent avec un train de vie propice à des dépenses de fonctionnement et avec des programmes d’investissement, tout comme les firmes de quelque importance, tandis que les maisons de négoce reconstituent quant à elle leurs stocks dans leurs entrepôts en Angleterre, en France (Marseille, Bordeaux, Le Havre, surtout) et enfin outre-mer, dans les cités-ports. Comme la demande s’intensifie sur tous les registres, une hausse générale des prix s’esquisse, le crédit se développe auprès des banques ou entre sociétés. C’est donc une sorte de boum conjoncturel, avant que des chocs doivent être endurés dans les années 1920-1923, car, classiquement, ce boum se disloque au bout de quelques trimestres : une relative inconscience aura conduit nombre d’acteurs des outre-mers à une prise de risque excessive.

B. Les débats stratégiques face à la fièvre de l’après-guerre :
le cas de la CFAO en 1919-1922

Un exemple caractéristique en est fourni par les grandes maisons actives en Afrique subsaharienne. Déjà bien établies, elles soupèsent avec circonspection les potentialités de croissance rapide offertes par l’après-guerre. Faut-il accélérer le déploiement des comptoirs et factoreries ? Grossir les parts de marché à marche forcée ? La CFAO elle-même se divise à ce sujet car l’un de ses dirigeants, Henri Duvernet (inspecteur depuis 1910), prône, dans un gros rapport livré en mai 1919, un élan puissant face à l’équipe représentant le courant « historique » et dirigée par Eugène Mathon, le dirigeant sur la Côte depuis 1883 et le successeur de Frédéric Bohn en mai 1923, Or la CFAO avait succédé en 1887 à un avatar qui avait vécu un tel boum et qui s’était écroulé car asphyxié par un passif bilanciel devenu trop déséquilibré par un surendettement dangereux. Faut-il dès lors se persuader de la durée et de l’ampleur du cycle de relance qui s’esquisse au tournant des années 1920 ? Marcher plus sagement ? Chacun connaît la faible portée des leçons de l’Histoire… Duvernet quitte la CFAO en octobre 1922, devient directeur général de sa rivale SCOA, qu’il conduit à sa perte au début des années 1930 ; il faut la renflouer, tandis que la CFAO a su maîtriser les risques d’une expansion à la fois vigoureuse et clairvoyante…

On peut prétendre que ce cas d’étude exprime bien les mentalités qui animent toutes les parties prenantes au lendemain de la guerre à propos de la « mise en valeur » : faut-il croire à une croissance durable et puissante tout à la fois ? Ou doit-on bien soupeser les projets, bien en circonscrire les risques ? Les chocs endurés par nombre de sociétés dès 1928-1929, quand le cours de beaucoup de denrées et matériaux ultramarins se retourne – comme l’a montré Jacques Marseille – auront permis de répondre ex post à ces questions : la fièvre impériale se sera accompagnée d’une épidémie de course aux affaires et d’endettement à laquelle seule une culture d’entreprise de discernement et d’équilibres bilanciels aura permis de résister.

La philosophie explicitée ex ante par le patron de la CFAO Mathon en 1920 n’en prend que plus de relief : « L’optimisme, l’enthousiasme, ce sont des vertus extérieures précieuses qu’il faut cultiver ; elles font partie du bon moral […]. Chez les chefs, l’optimisme pousse aux aventures. D’autres qualités doivent prendre le dessus : ce sont la sagesse, la prudence, la loin-voyance, la perspicacité, l’initiative, l’esprit critique […]. Les manifestations les plus courantes de cet optimisme sont : le goût des aventures et des tentatives téméraires ; le dédain du danger que comportent les risques à encourir ; peu de considération pour les questions de dépense, qu’il s’agisse de terrain à acheter, de bâtiments à construire, de frais généraux à engager, d’immobilisations de capitaux sous forme de marchandises ; le désir de devancer tous les concurrents, d’être partout et à tout prix en première place […]. L’optimiste veut faire les plus forts achats de marchandises à tout pris […]. Il entend commander toutes les variétés de marchandises et les avoir en abondance non seulement pour ne refuser aucune commande mais encore pour la créer en faisant naître les besoins. Il désire multiplier les boutiques, les traitants, les crédits, ne refuser aucune affaire, fussent les ventes à un sou […]. Si vous vous remémorez l’histoire de notre Compagnie, vous verrez que tous les déboires, toutes les déceptions, tous les périls, ont eu pour cause l’optimisme [excessif] des chefs. »

En effet, le boum conjoncturel aura été asphyxié par une récession brève, mais aigüe, qui brise la croissance en 1920-1921 dans l’ensemble du pays : trop de commandes ont été passées, trop de stocks accumulés, trop de dettes comptabilisées – et ce, à propos des échanges avec les outre-mers mais aussi à propos de l’ensemble de l’économie française. Nombre de petites sociétés de négoce doivent suspendre leur activité ; tout le monde met le frein sur le volume des échanges et l’accélérateur sur la récupération des créances. Mais des secousses ébranlent certains acteurs. On sait que la Banque industrielle de Chine, venue concurrencer avec excès la Banque de l’Indochine, vacille dès 1921-1922 – d’où sa transformation en Banque franco-chinoise pour le commerce & l’industrie en octobre 1922, avec le soutien de la banque d’affaires Paribas (dont le président Gaston Griolet préside cette filleule). Enfin, la crise monétaire vécue par le franc français n’aura certainement pas manqué de fragiliser la trésorerie des sociétés travaillant beaucoup avec des devises telles que la livre, le dollar ou le franc suisse.

C. La récession du négoce incarnée par la CFAO

Le cas d’étude de la CFAO peut aider à mieux comprendre l’acuité de la récession d’après-guerre . Les besoins frustrés des consommateurs sont satisfaits, puisque les échanges de produits ont repris avec la paix ; le retour des combattants du front et le maintien de l’offre d’emploi et de niveau de vie grâce à la poursuite du boum industriel, sont autant de stimulants conjoncturels. L’inflation ronge le pouvoir d’achat, qui est comprimé par une baisse des cours des produits, quand les industries européennes ont reconstitué leurs stocks, quand leur capacité de production élargie suscite une concurrence qui pèse sur les prix, quand la crise politique et monétaire de l’Europe centrale perturbe ses achats d’oléagineux. Les mécanismes d’une chute des cours des produits et des prix des marchandises sont enclenchés au cours du premier semestre 1920. La demande des négociants et fabricants est ralentie par la cherté du crédit imposée par des banques devenues méfiantes devant le surendettement de certains clients et devant certaines poussées spéculatives. Comme les Africains réduisent leurs achats, les ventes de marchandises s’essoufflent.

Le chiffre d’affaires de la société s’effondre des deux tiers de 284 millions de francs en 1920 à 99,6 millions en 1921 (- 65 % en francs courants ; –52 % en francs constants) et à 121,1 millions en 1922. Or, au même moment, parviennent sur la Côte les cargaisons commandées lors du boum dont la livraison tardait tant les usines étaient saturées : des stocks énormes de marchandises s’empilent dans les comptoirs. Ceux-ci ont continué, pendant la campagne de 1919-1920, à passer des ordres et persévèrent au premier semestre 1920 tant ils redoutent d’être à court de marchandises pour le second semestre et surtout pour la campagne 1920-1921.

« L’Avis général du 21 mai parle de forts stocks en Afrique, vos lettres et les correspondances de Marseille le mentionnent souvent. D’autre part, les comptoirs demandent à cor et à cris d’activer les expéditions, ce qui pourrait faire supposer qu’ils manquent de marchandises et que, par conséquent, ils n’ont pas de gros stocks. Comment concilier ces deux choses ? Nous ne nous les expliquons pas bien ici et comme vous avez tous les éléments à Marseille, peut-être pourrez-vous nous dire ce qu’il en est. En ce qui concerne les concurrents, nous n’avons guère de moyen de contrôle et ce sont les comptoirs qui peuvent mieux se rendre compte si les autres maisons ont reçu de fortes consignations et si les stocks peuvent être élevés ou non. Je viens de donner ordre de faire un relevé de toutes les expéditions de tissus par les vapeurs d’Elder Dempster depuis six mois et nous aurons peut-être là une indication. Cependant, si nous prenons les tableaux du Board of Trade, nous pouvons constater que les expéditions de tissus ont été pendant les quatre premiers mois de cette année 1920 beaucoup plus élevées (de 56 %) pour les colonies britanniques que pendant la période correspondante de 1919 », Pourrière (Agent à Liverpool) à Bohn, 1er juin 1920. Donc, en Angleterre c’est l’incertitude ; mais, à Marseille, c’est la même situation : « Nous devons avoir actuellement environ 160 millions de francs en Afrique et 80 millions d’ordres placés. C’est invraisemblable et je n’aurais jamais cru que de pareilles commandes pussent être enregistrées, placées et expédiées sans attirer l’attention des maisons d’achats chargées de l’expédition. Ici, en tout cas, l’on aurait pu et dû s’apercevoir que de pareilles commandes devaient être révisées, alors surtout qu’à la même époque nous appelions l’attention des comptoirs sur la probabilité de la baisse des marchandises et des produits. Il se trouve ainsi que malgré ces prévisions et cet avertissement, nous avons commandé, au plus mauvais moment, des quantités très exagérées de marchandises. L’erreur a été aussi grosse que possible et nous en subissons aujourd’hui tristement les conséquences », Bohn à Pourrière, 4 décembre 1920. « Stocks comptoirs. J’étais loin de me douter de l’importance des commandes passées et placées. J’ai été alarmé et mécontent de voir que ces commandes exagérées de la Côte n’avaient fait l’objet d’aucune observation, d’aucune critique de la part d’aucun des services qui ont eu à les examiner et à les exécuter. J’ai amèrement déploré que l’on ait perdu de vue le travail qui se faisait avant la guerre et qui avait pour but d’établir la valeur et les échéances des commandes de nos comptoirs. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce travail a été repris et j’ai tout lieu de penser que de pareilles erreurs ne se reproduiront pas » , Bohn à Pourrière, 11 décembre 1920.

La vigilance de la Compagnie ait été déjouée en 1920. Malgré le guet monté par Bohn, malgré les informations encore incertaines fournies par Pourrière en mai-juin 1920 sur un retournement conjoncturel, elle s’aperçoit que les comptoirs sont engorgés de marchandises, que les succursales anglaises sont noyées sous les commandes. Celles-ci continuent à accumuler les tissus à cause des livraisons effectuées par les industriels, et la chute des prix dévalorise rapidement ces stocks d’où des pertes. Une faille dans le système de contrôle de la gestion des commandes apparaît alors, qui ébranle l’organisation même du management de la société. Pourrière convainc Bohn en mai 1920 de réduire d’autorité de 10 % le montant des commandes reçues des comptoirs et de les inciter à reprendre les ventes en gros et demi-gros délaissées pendant le boum tant les achats des traitants détaillants suffisaient à absorber les stocks, mais ces mesures paraissent trop partielles : chacun espère que le repli sera bref et limité.

La société immobilise en 1920 et encore au début de la campagne 1921-1922 d’énormes sommes d’argent en stocks de marchandises (avec un encours de 117 millions de francs en novembre 1921), alors même que ses Agents lui envoient moins d’argent à cause de la baisse des cours des produits et des prix des marchandises. Elle éprouve certaines pertes : si elle peut supporter une baisse d’un quart entre les prix maximum constatés lors du boum et les prix de vente, puisque beaucoup d’achats ont été placés à un moment où les tarifs étaient encore d’un quart inférieur à ces records, elle finit par vendre parfois ces dernières à des prix inférieurs aux prix de revient, tant la concurrence à la baisse impose des « liquidations » de stocks.

La campagne 1920-1921 s’avère en particulier délicate à supporter par la bourse de la société qui attend, chaque mois, les « remises » de ses comptoirs, les rapatriements des fonds collectés grâce aux ventes africaines. Elle doit recourir à des expédients : les succursales anglaises retardent la réception des marchandises, et donc leur facturation ; elles cherchent à annuler des commandes et obtiennent en 1921 des rabais : c’est à qui, parmi les négociants, convaincra le fabricant de ne pas lui livrer alors que, quelques mois plus tôt, l’on se battait pour accélérer le réassortiment ! Bohn est contraint de renoncer au paiement comptant et utilise le crédit-fournisseur par des traites à trois mois ; il doit recourir à un découvert de la British Bank of West Africa à partir d’octobre 1920 et à une avance de la maison de banque marseillaise Zarifi de 2,5 millions en septembre 1920 : la Compagnie sent qu’elle se « banalise » en se soumettant au bon vouloir d’un banquier.

La CFAO risquerait-elle alors de mettre fin à sa carrière après un tiers de siècle d’existence ? Sombrerait-elle dans un gouffre financier ? Plusieurs concurrentes subissent des déficits . La Compagnie bordelaise des comptoirs africains subit en 1920-1921 une perte de 4,2 millions de francs ; elle doit être renflouée en 1921-1924 et devient la Compagnie générale des comptoirs africains. La Compagnie générale de l’Afrique française perd quatre millions en 1922, la Compagnie forestière Sangha-Oubangui 9,6 millions en 1921-1922. La Niger Company est en perte de 1920 à 1925, affirme Pedler, et elle ne paie un premier dividende qu’en 1929 ; elle a une perte de 2,6 millions de livres en 1922, comme l’AETC, avec 1,8 millions. La CFAO observe sans aménité le sort de sa rivale : la SCOA ne réalise que 63 000 francs de bénéfice en 1920-1921 et éprouve un déficit de 2,1 millions en 1921-1922. « Il leur faudra, après la crise, plusieurs années bien grasses pour se désembourber. » « Il n’est pas fameux, ce bilan, et montre une gêne assez sensible. Il y a surtout un petit décompte d’immobilisations en Afrique qui est caché à la dernière page et qui n’indique pas une situation reluisante. » Quant à elle, la fourmi CFAO peut puiser dans ses réserves : « Reçu les résultats. Ils sont sévères. Si cela continue ainsi, pourrons-nous faire face au déficit avec nos seules réserves de la Côte ? Il nous restera au besoin nos réserves comptoirs à régler et changes. Cette mauvaise année 1922 passée, je crois qu’à l’avenir nous pourrons ’’étaler’’ [équilibrer le budget], maintenir notre dividende et recommencer à faire des réserves dans nos livres d’Afrique. » Elle vend une partie de son portefeuille à court terme ; son compte Réserves diminue de 45,1 millions de francs en 1920 à 40,8 millions en 1921 et 41,5 millions en 1922, ce qui prouve qu’elle en a dépensé certaines sommes et qu’elle a dû mobiliser toutes ses recettes pour combler ses besoins, au lieu d’en consacrer une partie à l’épargne. Les fonds propres ont décliné de 5 % (à 66,5 millions) – mais, en francs constants, ils se revalorisent de 29 %, à cause de la désinflation. Elle ratisse les disponibilités tapies outre-mer, les « réserves occultes » ou « latentes », les liquidités gisant dans les comptes des comptoirs par suite d’une sous-évaluation de leurs stocks ou de leurs bénéfices pendant la période de prospérité. Cet argent éponge les pertes de certains comptoirs ou des succursales anglaises et le manque à gagner provoqué par la chute des prix des marchandises.

Il sert à étoffer les bénéfices officiels de la société, donc à proclamer des excédents ; le ratio bénéfice semi-brut/chiffre d’affaires faiblit certes en 1920 (4,5 %), mais rayonne à 7,8 % et 6,7 % en 1921 et 1922, ce qui permet de maintenir un dividende régulier ! Ce sont toujours 25 % du capital nominal qui sont distribués chaque année en 1920-1922, et le ratio dividendes/capitaux propres oscille entre 9,3 % et 9,8 %. La récession n’apparaît pas « en aval », dans le compte de résultats ou dans la bourse des actionnaires. Enfin, l’émission de 25 millions de francs d’obligations au début de 1920 qui devait accompagner la croissance se révèle un outil de résistance à la crise. En tout cas, jamais la Compagnie n’est poussée à la cessation de paiements. Si le cours de l’action s’effondre de plus de 5 300 francs en avril 1920 à 1 740 francs en novembre 1920, ce n’est donc pas à cause de l’inquiétude de ses actionnaires, mais en conformité avec la chute de la Bourse et à l’intense recherche de liquidités chez les détenteurs de titres.

Le cap des tempêtes est dépassé à la fin de la campagne 1921-1922 : les comptoirs achètent moins de produits en 1920-1921 et ceux-ci sont moins chers, ce qui réduit leurs besoins en liquidités. Ils commencent à écouler leurs stocks, au rythme de la traite, mais aussi parce qu’ils ont repris les ventes en gros ou demi-gros à des marchands locaux et parce qu’ils sont incités à réduire leurs marges. Les succursales anglaises ont amputé les expéditions dont la valeur tombe de 105 000 livres en juillet 1920 à 42 000 en novembre 1920. L’aisance financière est récupérée dès le début du printemps de 1921, quand le prêt de Zarifi est remboursé et quand Liverpool a même des surplus qu’elle place à la Banque d’Angleterre, surtout lorsque l’État lui rembourse, en août 1921, 3,5 millions de trop-perçu fiscal à cause des pertes subies en 1919-1920. On sait que, par la suite, une reprise économique durable se fait jour, malgré la légère récession de 1927, avant l’entrée dans la grande crise du début des années 1930. Mais, auparavant, l’immédiat après-guerre aura donc été mitigé, entre boum et affaissement conjoncturels.

D. Les effets de la crise monétaire sur le pouvoir d’achat
sur la Côte d’Afrique ?

L’optimisme de l’après-guerre vacille au bout de quelques trimestres. Quand l’Afrique subsaharienne se réinsère dans un cycle d’expansion, les firmes sont soudain victimes de flots de démissions de leurs cadres car beaucoup, portés par une ambition attisée par la conjoncture de reprise conjoncturelle, courent se mettre à leur compte ou diriger les sociétés nouvellement montées. L’après-guerre remet en question la tradition de « fidélité », la culture d’entreprise évolue, tant s’exprime le désir de profiter de cette « fièvre ». Un événement exceptionnel vient compliquer la gestion des ressources humaines, avec la dépréciation du franc par rapport à la livre (à partir de 1922-1923) et surtout, à cheval sur la période de conflit et l’après-guerre, la hausse des prix courants. Les salariés pâtissent tous de l’érosion du pouvoir d’achat qui en résulte ; mais, par surcroît, les Français employés par les grandes maisons de leur pays actives dans les colonies britanniques subissent de plein fouet ce phénomène puisqu’ils sont payés en francs.

La direction évoque en 1922-1923 leur « découragement », des « défections » nombreuses, la fuite vers d’autres sociétés : à la CFAO, « plus d’un quart des salariés des comptoirs anglais la quittent au printemps 1923. Quelques personnes chevronnées s’éloignent, comme l’Agent intérimaire du Sherbro, de dix ans d’ancienneté. C’est surtout le vivier de jeunes qui s’est asséché : 47 postes vacants sont recensés en juin 1923 et les partants ont une ancienneté moyenne de vingt-quatre mois. La combativité des comptoirs anglais est émoussée pendant de longs mois » . Il faut réagir, sur le registre des effectifs puis aussi de la qualité de gestion. « Près de 80 candidatures sont reçues dès mai 1923, dont celle de Léon Morelon » , futur dirigeant de la firme dans les années 1940-1950. Les salaires des débutants sont augmentés d’un quart en octobre 1923 ; un nouveau mode de gestion des carrières des cadres du terrain, propice à des promotions plus rapides. Cela dit, au-delà de cette période d’étude, les fluctuations du franc rendent délicate la vie des comptoirs franco-britanniques jusqu’en 1926.

E. Les effets de la crise de la piastre sur l’économie indochinoise

Cela dit, les soubresauts africains de la crise du franc peuvent paraître modérés par rapport à celle de la piastre indochinoise. Seuls les historiens spécialisés comme Marc Meuleau et Patrice Morlat peuvent interpréter la complexité de la crise vécue par la piastre au lendemain de la guerre… Seuls quelques éléments sont ici retenus : l’argent-métal s’apprécie par rapport à l’or et à la monnaie fiduciaire qu’est le franc français ; et celui-ci se déprécie de beaucoup par rapport à la piastre – d’où deux commissions d’experts en 1919 dirigées successivement par Ernest Outrey et Charles Sergent. Cela suscite des tensions dans les comptabilités, les grilles de valeurs, les prévisions d’échanges commerciaux. « Les entreprises ayant passé contrat avec l’administration coloniale sont le plus souvent payées en francs, alors qu’elles achètent leurs matériaux et payent leurs employés en piastres. Si le commerce du riz n’est pas entravé puisque à destination de pays à monnaie d’argent, toutes les sociétés qui exportent vers les ays à monnaie-or, entreprises minières, plantations de caoutchouc, de thé, de café, petites industries de broderie sur soie ou d’incrustation de nacre, sont progressivement privées de leurs débouchés. » Elles doivent faire preuve d’une capacité d’adaptation pertinente et vigilante, tandis que la banque d’émission et de crédit qu’est la Banque de l’Indochine plaide pour une stabilisation dès le printemps 1919 ; c’est que « les entreprises minières et les plantations sont [ses] clientes […], et leurs difficultés mettent en péril les avances qu’elle leur a consenties » , d’où l’octroi de crédits exceptionnels afin de colmater ces brèches.

Pendant un temps, à partir de la convention du 20 janvier 1920 et jusqu’au 31 décembre 1921, les autorités imposent un cours forcé pour les échanges en piastres. Le repli du cours de la piastre-argent à partir de l’automne 1920 allège la pression sur les entreprises , d’où quelque stabilisation précaire de la piastre – mais elle ne se stabilise qu’en même temps que le franc en 1926-1928. Le marché de la piastre n’a donc pas été mis réellement en danger.

2. L’empire cible des intérêts français

Dès les perspectives de paix, les communautés d’intérêts orientées vers l’empire conçoivent des projets de relance intensive des activités : il s’agit de participer à la reconstruction de la puissance française en tirant profit du repli allemand et en résistant à la thalassocratie britannique sortie renforcée du conflit.

A. L’empire encore plus chasse gardée ?

Au-delà de ces soubresauts conjoncturels, il faut scruter les événements structurels, qui touchent aux rapports de force entre grandes puissances et la vitalité de l’économie française dans son ensemble. Tout d’abord, la guerre aura permis aux flottes française et anglaise de se débarrasser de la force de la flotte allemande dans le golfe de Guinée et aussi dans les mers asiatiques – avant une renaissance progressive. La pression du négoce allemand en a été ainsi allégée, tandis que ses positions commerciales ont été érodées par le nationalisme de guerre . Mais n’oublions pas que Hambourg constituait avant-guerre l’un des débouchés essentiels pour les négociants marseillais des arachides africaines. Il faut donc soit dénicher de nouveaux marchés, soit entreprendre de pénétrer à nouveau et peu à peu le marché de la Baltique.

Par ailleurs, les communautés d’affaires doivent anticiper sur la réinsertion complète de l’Alsace-Lorraine dans le marché national à partir de 1925, quand doit cesser la clause du traité de Versailles qui lui garantit un libre accès au marché allemand pendant une demi-douzaine d’années. Au fil des semestres, par conséquent, les industriels textiles alsaciens-lorrains entreprennent de venir concurrencer dans l’empire leurs concurrents des autres régions françaises : une guerre de compétitivité et d’image de marque est inéluctable, même si son acuité doit être tempérée par l’accroissement des marchés ultramarins grâce à une relative hausse du niveau de vie des consommateurs autochtones, à la vitalité des maisons de négoce et à la consommation des expatriés et colons.

Il faut envisager la fameuse « mise en valeur » comme un projet pluriel : il vise à densifier les réseaux de communication outre-mer, afin d’élargir les marchés potentiels et d’abaisser le coût de leur approvisionnement, au profit des industries de Métropole. Il entend aussi accroître les revenus fiscaux des territoires coloniaux afin que leur consommation en biens d’équipement s’étoffe et contribue elle aussi aux ventes françaises, que ce soit en multipliant les recettes procurées par les taxes portuaires ou celles obtenues du transit des bois et des produits miniers dont il faut accroître la production grâce au développement de l’exploitation de nouveaux sites forestiers ou gisements. Cette « mise en valeur » correspond donc à une logique stratégique visant à étendre l’emprise commerciale de l’industrie française dans les outre-mers.

Pourtant, l’après-guerre ne voit pas poindre de nouvelles formes de protectionnisme. Certes, la Ligue coloniale française, mise sur pied par Eugène Étienne en 1907 – il décède en mai 1921 –, et la Ligue maritime fusionnent en février 1921 dans la Ligue maritime & coloniale, forte de 45 217 adhérents ; et les groupes de représentation des intérêts coloniaux (Union coloniale, Comité de l’Afrique française, Comité de l’Asie & de l’Océanie française, etc.) affûtent à nouveau leurs outils d’influence, relayés par les députés du Bloc national en 1919-1924, en tenant de faire évoluer l’opinion . C’est en 1919 que l’Union coloniale assume peu ou prou un rôle discret d’agence de presse : elle envoie gratuitement à 90 quotidiens de Paris et de province, deux fois par semaine, des études ou des articles, qui sont le plus souvent reproduits intégralement sans mention d’origine, sous la signature du rédacteur habituel du journal.

« “La France au cours de cette guerre a appris qu’elle a des colonies”, [déclare] en 1917 le directeur général de l’Union coloniale française, Joseph Chailley. Cette affirmation allait devenir peu à peu, à force d’être reprise, un véritable slogan du parti colonial : “La guerre a révélé aux Français les richesses et l’avenir illimité de notre vaste empire d’outre-mer.” » « L’idée avait été lancée en pleine guerre, lors de la Conférence coloniale de juillet 1917. Et le ministre des Colonies, Maginot, avait réaffirmé dans son allocution de clôture que “notre empire d’outre-mer constituait le plus sûr et le meilleur moyen de notre relèvement économique pour l’après-guerre”. Dès 1918, les milieux coloniaux politiques et économiques répétèrent donc que “le secret du relèvement qu’il fallait effectuer à tout prix” résidait dans les richesses naturelles et variées de nos colonies ; que l’indépendance économique de la France et la reprise du commerce ne se concevaient, face aux futures protectionnistes et à toutes les entraves étrangères, que grâce à des marchés coloniaux protégés. La renaissance économique se ferait par l’empire colonial, dont il importait seulement d’accroître l’outillage et la force. »

Ce courant a débouché sur la création en 1921 du Comité France-Tanger, animé par Léon Baréty, président du groupe parlementaire du Maroc ; et celle aussi du Comité du Niger, présidé par Anatole de Monzie, qui plaide la cause de la mise en irrigation du Moyen Niger selon les propositions de l’ingénieur Émile Bélime, tandis qu’est relancé l’idée du Transsaharien en 1921. Les colonies peuvent dorénavant bénéficier de la promotion des Agences des colonies montées durant le conflit ; enfin, en symbole de ces aspirations à une mise en valeur d’envergure, les chambres de commerce de Marseille en 1922 et de Strasbourg en 1924 mettent sur pied deux expositions coloniales bien représentatives de ces coalitions informelles des communautés d’affaires impliquées dans l’empire.

Néanmoins, il faut attendre les lois douanières d’avril 1928 et des années 1930 pour que le protectionnisme prenne corps avec ampleur. Et Charles-Robert Ageron a montré comment les majorités successives ont imposé des plafonds aux engagements financiers de la Métropole dans son empire, tout en y prélevant des ressources pour son action militaire. Dans l’après-guerre, les colonies conservent peu ou prou leur réalité de « porte ouverte », comme dans le bassin du Niger où l’accord franco-britannique de 1898 reste actif (jusqu’en 1936).

Une preuve en est l’offensive menée par le capitalisme anglais dans l’empire français . Ainsi, Lever entreprend une stratégie de pénétration des marchés français d’Afrique de l’Ouest ; dans le cadre de l’histoire d’Unilever et de son ancêtre puis filiale en Afrique, l’United Africa Company (UAC) , en 1920, Lever Brothers prend le contrôle de la Royal Niger Company ; elle intègre sa filiale, la Compagnie du Niger français , créée en 1913 et en fait gérée depuis Londres, dans sa propre mouvance ; son capital bondit de 1,1 million de francs en 1913 à cinq millions en 1924. L’African & Eastern Trading Corporation (AETC ), créée en 1919 afin de résister à la compétition créée par la CNF en Afrique occidentale et affirmer les intérêts anglais au Congo belge, acquiert la même année Hatton & Cookson, qui lui apporte des comptoirs au Cameroun, au Gabon et au Congo – car elle y a figuré parmi les premières « sociétés concessionnaires » pour la collecte de traite, avant de devenir une entreprise de négoce « normale » ; puis l’AETC ouvre un comptoir à Dakar en 1920. Le Togo attire quant à lui la société Ollivant ; l’on doit rappeler en effet que le Cameroun et le Togo sont entrés dans l’aire française en 1918-1919, et les liens commerciaux établis avec des sociétés hollandaises, par exemple, pour des achats d’oléagineux y sont hérités de la période allemande.

L’Indochine développe plus encore le marché de Hong Kong (et chinois) comme principal débouché de sa production de riz. Malgré les velléités des parties prenantes et le rêve d’un marché captif , l’après-guerre n’aura pas vraiment transformé l’empire en une chasse gardée commerciale ou maritime. On doit plutôt parler de formes de « mercantilisme » quand s’expriment les désirs de contrer l’influence étrangère dans l’approvisionnement de la Métropole par l’empire et vice versa, et in fine de contribuer à l’obtention d’une balance commerciale aussi favorable que possible.

B. La relance des programmes d’investissement

Partout dans l’empire, des programmes d’investissement, de « mise en valeur », prennent corps dès l’après-guerre, même s’ils aboutissent pour la plupart seulement au bout de quelques années, comme la création du Crédit foncier de Madagascar en 1919, avant celle de la Banque de Madagascar en 1926. Le programme d’équipement de l’Indochine dessiné par Paul Doumer est relancé, grâce à « l’émission d’un emprunt en Indochine libellé en piastres pour le compte du gouvernement général qui veut relancer la construction ferroviaire, stoppée par les hostilités, et plus particulièrement achever le Transindochinois. Des titres pour un montant de six millions de piastres sont proposés aux épargnants de la colonie [du 5 au 20 mars 1922]. Début avril, plus de dix millions de piastres ont été rassemblés. »

Au Maroc, Lyautey et son équipe entreprennent la relance du chantier du port de Casablanca, lancé en mars 1913 et suspendu pendant la guerre ; mais il faut plusieurs semestres pour son aboutissement en avril 1923, pour la première tranche (quais et terres pleins). Dans le protectorat, deux réseaux avaient été lancés en 1911 grâce aux Chemins de fer militaires du Maroc occidental et au Chemin de fer de Marnia à Taourit et ouverts au début de 1916 avant leur jonction 1921. Entre-temps, le 1er janvier 1920, le protectorat récupère l’exploitation de l’ensemble et crée en 1921 la Régie des chemins de fer en voie de 0,60 m, forte de 1 200 kilomètres. Puis on lance des programmes de voies en section normale, dans le cadre de la « mise en valeur » ; dans le sillage d’un accord franco-espagnol en 1912, la Compagnie franco-espagnole du chemin de fer de Tanger à Fès était née en 1916 ; mais sa dernière section n’est inaugurée qu’en 1927. Enfin, à partir de 1916 est mis à l’étude un vaste réseau en voie normale ; il est concédé à la Compagnie des chemins de fer du Maroc le 21 août 1920 – avant son achèvement en 1936. Bref, l’avant-guerre, la guerre et l’après-guerre s’emboîtent l’un dans l’autre, avec des rythmes différents imposés par le conflit.

On relance aussi l’électrification car les compagnies ferroviaires et minières ont besoin de beaucoup de courant, d’où, par le biais de l’Énergie électrique du Maroc, la centrale thermique de Casablanca (Roches Noires) en 1922-1924 et celles de Rabat-Samé et Ballande à Casablanca elle aussi, tandis que sont conçus des deux barrages et centrales hydroélectriques, la première étant celle de Sidi Saïd Machou, sur l’Oum er-Rebia, dont les travaux démarrent au début des années 1920, avant achèvement en 1929.

La Compagnie du canal de Suez elle aussi déploie son programme d’investissement avec prudence , car s’emboitent l’achèvement du quatrième programme de grands travaux (1908-1924), la mise en œuvre du cinquième, lancé juste avant guerre (1912-1924), et le lancement du sixième en 1921.

Tableau 1. Chronologie des travaux du canal de Suez entre 1900 et 1940
programmes profondeur tirant d’eau largeur
1908-1924 quatrième programme 11 8,5
1914 12 8,84 (29 pieds) Les gares de croisement se rejoignent ;
45 mètres (avec 10 mètres de profondeur)
1912 cinquième programme
1921-1934/1936 lancement du sixième programme les gares de nouvelle dimension se rejoignent : unification progressive de la largeur ;
croisement dans deux grandes gares au km 22 et 40
1924 achèvement du cinquième programme 60 mètres entre les lacs Amer et Suez, en 1925

Enfin, grosso modo, le désarroi subi pendant la guerre, quand les flottes avaient réquisitionnées et que les armateurs avaient perdu la main sur leur stratégie d’adaptation au progrès technique, laisse la place à une autonomie propice aux investissements de modernisation. Dans un premier temps, les sociétés récupèrent gratuitement (en prêt) des vaisseaux construits pour l’État pendant le conflit : la Compagnie générale transatlantique en obtient quatre, la Compagnie trois et la Société générale de transports maritimes à vapeur un, presque tous étant affectés aux liaisons entre France et Algérie. Dans un second temps, ces armements doivent apprendre à vivre en « concurrence parfaite » puisque le principe de la concession de droit public du transport postal franco-algérien est abandonné en 1919 ainsi que les subventions qui l’accompagnaient. Des efforts d’investissement sont donc accomplis, une fois leur conception au début des années 1920.

C. La reprise des offensives capitalistes dans l’empire africain

Des bastions sont encore renforcés dans l’après-guerre quand sont relancées les opérations des sociétés de négoce actives en Afrique subsahariennes, telles la Compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO) et la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA) , les principales actrices de cette guerre économique , des entreprises constituant le socle des outre-mers économiques au Maghreb et en Indochine. Dans les territoires classiquement exploités, les sociétés de négoce relancent les plans de développement définis avant-guerre mais suspendus pendant le conflit.

Dès 1919-1920, la CFAO et la SCOA ciblent le Nigeria, dont le potentiel de croissance leur semble puissant. Plus vers l’Est encore, elles défrichent le Togo et le Cameroun aux dépens des positions allemandes : la SCOA a débarqué au Togo dès 1916, la CFAO arrive à Douala en 1920. Mais des sociétés de taille moyenne fleurissent elles aussi, portées par l’élan des affaires ; c’est le cas de la société en nom collectif Soucail, créée à Bordeaux par la famille Soucail en juin 1914, qui est prorogée en 1918 et 1922 afin de profiter de la conjoncture : sa vocation est le commerce des arachides. « La fusion de Kong [une société commerciale en Côte d’Ivoire] avec France-Maroc et Paris-Maroc n’est pas sans importance chez nous, car c’est l’entrée en AOF de gens fort sérieux et nous devons nous attendre à avoir là une concurrence qui en vaudra la peine. » Dans le seul Sénégal, les maisons grandes et moyennes multiplient les points de contact dans les années 1920, mais elles déplorent en sus « environ 250 installations de petits commerçants travaillant pour leur compte » (CFAO, 1926).

Une recension précise des sociétés créées en vue de la mise en valeur de l’Afrique occidentale française (tableau 2) paraît confirmer l’élan impulsé dans l’après-guerre : des dizaines de millions de francs de capitaux sont orientés vers le négoce, l’exploitation forestière, les projets de plantations de l’agriculture commerciale, et parfois les mines. L’esprit de « fièvre » anime ces investisseurs, généralement depuis Paris. Si le Sénégal garde tout son intérêt, on constate la ferveur que suscitent la Côte d’Ivoire et la Guinée, érigées en mini-eldorados prometteurs.

Tableau 2. Les créations d’entreprises en Afrique subsaharienne française en 1918-1922
Date Entreprise Objet
1917
Établissements Émile d’Hubert Paris et Abidjan (bois)
3 août Établissements Roux-Baudrand Paris, Sassandra (bois en Côte d’Ivoire)
26 octobre Société industrielle africaine Paris
3 décembre Société commerciale & industrielle de la Côte d’Afrique (CICA) Marseille
1918
17 janvier Société du Pacifique Paris
14 septembre Compagnie des scieries africaines (ex-Établissements Vizioz) Paris et Grand Bassam
5 octobre Société des bois africains (Côte d’Ivoire) Paris
8 novembre SA des Forces hydrauliques de la Guinée française Paris
1919
Outre-Mer français Paris
21 janvier Salins du Cap-Vert
1er avril SA coloniale de l’entreprise Morosini-Compagnie africaine d’entreprises Paris et Conakry
13 mai SA des cultures de Diakandapé Bordeaux (Soudan)
20 mai Société de productions industrielles et agricoles (pêche) Paris
5 juin Société industrielle de la grande pêche Paris, Port-Étienne (Mauritanie)
19 juillet Société forestière du Bandama (Côte d’Ivoire) Bordeaux
5 août Société d’importation de produits coloniaux Paris
13 août Pescada-Société anonyme de pêcheries Paris, Dakar
27 septembre Société occidentale africaine (bois en Côte d’Ivoire) Paris
11 novembre Comptoir général de représentations pour l’Afrique Paris
11 novembre Francimex Paris
Novembre Maurel & Prom (devient SA) Bordeaux
21 novembre Société d’importations de bois exotiques Paris, Grand Bassam
2 décembre Compagnie minière de la Guinée française (fer) Paris
12 décembre Société industrielle, commerciale & agricole de la Guinée française Paris
1920
4 mars Compagnie de culture cotonnière du Niger Paris, Dakar
15 avril Compagnie industrielle des produits coloniaux Bordeaux (Soudan, Côte d’Ivoire)
7 mai Huileries africaines (ex-Société des huileries & plantations de la Côté d’Ivoire, 1911) Paris
8 mai Société commerciale & industrielle des palmeraies africaines Paris et Côte d’Ivoire
20 mai Compagnie côtière d’Afrique Paris
16 juillet Compagnie coloniale de la Bia (Beynis frères) Bordeaux et Côte d’Ivoire
17 juillet Compagnie africaine du commerce (Etablissements Lecomte) Paris
2 août Société commerciale africaine d’exportation & d’importation Paris et Grand Bassam
20 septembre Saafi-Combo Paris (Sénégal, Casamance)
Octobre Compagnie coloniale africaine Marseille et Paris
19 octobre Comptoirs réunis de l’Ouest africain Paris
24 novembre Société du Réseau aérien transafricain Paris
1921
Janvier Société immobilière de Thiès Paris et Thiès
10 janvier Huilerie Ouest-Africain Paris et Kaolack
12 janvier Palmador Paris
15 janvier Société commerciale du Sénégal Paris
1er septembre Compagnie française du Togo (plantations) Paris
22 septembre Compagnie générale des comptoirs africains Paris
18 novembre Union coloniale de l’Afrique occidentale Bordeaux (Côte d’Ivoire)
23 décembre Compagnie d’agriculture, de commerce & d’industrie d’Afrique Paris et Guinée
1921 Établissements Barthès & Lesieur Rufisque
1922
17 janvier Société franco-africaine d’études & de participations Paris
3 février Compagnie des acajous de Côte d’Ivoire Grand Bassam
25 mars Société des huileries-rizeries de Guinée Paris
Mars Compagnie générale française pour le commerce & l’industrie (fusion de plusieurs sociétés) Paris (Afrique, Asie)
Mars Compagnie africaine d’électricité (Anciens établissements Carpot) Bordeaux (usine Saint-Louis, Sénégal)
Mars La Silico-Calcaire africaine Paris, Dakar
Mai La Construction africaine Paris
Annuaire des entreprises coloniales, 1922 [www.entreprises-coloniales.fr]

En un autre cas d’étude, de son côté, l’économie viticole algérienne (tableau 3) renoue avec une croissance régulière et « en marché », après l’économie administrée et militarisée. Pendant la guerre, ses ventes ont été quelque peu perturbées par la pénurie des transports, au profit des vins espagnols et italiens ; mais elle récupère vite ses parts de marché en Métropole, en direct ou pour des coupages ; et sa production enfle de cinq millions hl en 1922 à dix millions en 1925 – date à laquelle sont instituées des procédures de crédit bancaire à moyen et long termes à la viticulture.

Tableau 3. Importations de vins en barriques
En provenance d’Espagne En provenance d’Italie En provenance d’Algérie
Milliers d’hectolitres Pourcentage Milliers d’hectolitres Pourcentage Milliers d’hectolitres Pourcentage
1910-1914 1 196 15 131 1.7 6 237 78.4
1915-1919 2 030 26.4 463 6 4 489 58.3
1920-1924 1 665 23.4 2347 3.3 4 341 61.1
Source : Giula Meloni & Johan Swinnen, « The rise and fall of the world’s largest wine exporter–and its institutional legacy », Journal of Wine Economics, 2014, volume 9, n°1, p. 3-33 ; ici : p. 9.

D. La reprise des entreprises capitalistes en Indochine

En Indochine sourd la croyance dans un potentiel sans limites, car elle est conçue comme un « balcon de la France » en Asie . Un symbole en est la création en novembre 1920 de la Société financière française & coloniale, à Paris, dotée d’une agence à Saigon en 1923 : « Créée au lendemain de la guerre en vue de contribuer activement à la mise en valeur du patrimoine national » sous l’égide d’Octave Homberg, qui entre au conseil d’administration de la Banque de l’Indochine en février 1920, et avec le soutien de la maison de Haute Banque Lazard (tableau 4) , elle devient une compagnie holding prenant des participations, souvent actives, dans des acteurs clés de la colonie : Crédit foncier d’Indochine, Société des caoutchoucs d’Indochine, Société des sucreries & raffineries d’Indochine, Société des cultures tropicales, etc. Son capital grossit de dix millions de francs en 1921 et vingt en 1923 à trente en 1924, tandis que son actif passe de 18,3 millions de francs en 1921 à 92,7 en 1923 et 117,2 en 1924, d’où la montée des bénéfices nets (356 000 francs en 1921, 851 000 en 1922, 4,739 millions en 1923, 13,413 millions en 1924), comme si une période d’euphorie s’était ouverte.

Tableau 4. Les fondateurs de la Société financière française & coloniale
Octave Homberg [1876-1941] Financier et banquier pendant la guerre et l’après-guerre
Edmond Raoul-Duval Fils du député Raoul-Duval (1832-1887). Neveu de Fernand Raoul-Duval (1833-1892), co-fondateur des Mines d’Albi (charbon). Cousin de René Raoul-Duval, président des Mines d’Albi, administrateur des Mines de zinc de Guergour, etc. ; et de Charles Raoul-Duval, administrateur de la Société commerciale du Laos. Marié à Valentine Johnston
Georges Provôt Marié à la demi-sœur d’Octave Homberg, qu’il côtoyait dès avant-guerre au Conseil des Salines de Djibouti
Hubert de Ganay Marié à Rosita Bemberg, héritière des Brasseries Quilmès. Frère de Bernard de Ganay, représentant du Crédit français au Conseil des Hauts-Plateaux indochinois
Ch. Faure négociant à Bordeaux (Faure frères)
Robert Gompel Grands magasins (Paris-France, Paris-Maroc)
Georges Johnston Fils de Nathaniel Johnston (1836-1914), ingénieur des mines, négociant en vins de Bordeaux, conseiller général et député de la Gironde, et de Marie, princesse Caradja. Demi-frère de Valentine Johnston, mariée à Edmond Raoul-Duval ; de Raoul Johnston
(1870-1915), grand propriétaire dans le Médoc, président des Mines d’Albi et administrateur de Gafsa ; d’Alice, mariée à Étienne de Billy, directeur de Mokta-el-Hadidi, administrateur de Gafsa, etc. ; et de Daisy mariée au banquier lyonnais Oscar Cambefort. Marié en 1932 à Valentine Guestier, divorcée d’Alfred Schÿler-Schröder
Raymond Philippe et David Weill Banque Lazard

Le mouvement de l’après-guerre orienté vers les affaires indochinoises ne fait que renouer le fil déjà tissé à la Belle Époque, dans le sillage de l’activité de la puissante Banque de l’Indochine, et aucune création dans le domaine du commerce ne vient par exemple réellement bousculer la grosse Union commerciale indochinoise et africaine-LUCIA montée en 1904, avec un capital de 25 millions de francs, tout comme la solide Compagnie française des chemins de fer de l’Indochine & du Yunnan (1901) s’appuie sur ses 17,5 millions de capital. Mais des projets cohérents et ambitieux prennent corps, avec en pionnier, dès 1917, les Chargeurs d’Extrême-Orient, forts de vingt millions de capital.

Dès la guerre finie reprend l’accentuation de l’intensité et des ramifications du déploiement du capitalisme français en Indochine tant elle constitue une bonne occasion pour de nombreux investisseurs, industriels, commerçants, gestionnaires de services, voire planteurs, qui ont prouvé leur esprit d’entreprise. Ce ne sont pas, en général, de « petits bourgeois » qui conçoivent l’empire colonial comme un tremplin pour réaliser outre-mer ce qu’ils ne peuvent effectuer en Métropole, comme de petits « faiseurs » spéculant sur les potentialités de cet outre-mer asiatique. Mais c’est surtout le « grand capitalisme » qui fait, encore plus et immédiatement, de l’Indochine, un enjeu stratégique, maritime et commercial et une terre d’opportunités d’affaires, d’où la puissance de frappe des groupements d’intérêts tissés depuis le tournant du XXe siècle. Ils tirent parti de la « mise en valeur » des ressources indochinoises : caoutchouc, riz, charbon, denrées agricoles, produits de la mer, etc. C’est une « petite Inde » qui se bâtit, beaucoup moins « riche » que la péninsule indienne, mais bel et bien dynamique, diversifiée et portée par une croissance soutenue, quels que soient les aléas causés par la Première Guerre mondiale ou des tensions vécues en Chine toute proche dans les années 1920.

Des groupes industriels, commerciaux et financiers, à l’échelle de l’époque, densifient leurs connections et ramifications, d’où des « terroirs d’affaires », des territoires d’action des entreprises et des entrepreneurs au sein desquels ceux-ci se sont « enracinés » – en anglais : embedded – en cimentant plus encore de réelles communautés d’affaires, reliées entre elles par leurs relations d’affaires, mais aussi par des mentalités communes, une idéologie même, celle de la relance d’une forme de colonialisme impérialiste. Ces groupes d’affaires impliqués dans l’économie indochinoise sont peu ou prou liés avec la fameuse Banque de l’Indochine , mais la banque d’affaires Paribas et son bras armé sur place, la Banque industrielle de Chine puis la Banque franco-chinoise , vient la titiller, tout autant que HBSC. Paribas espère prendre un morceau du gâteau des affaires asiatiques

Pourtant, la Banque de l’Indochine résiste à cette offensive concurrentielle, comme l’ont analysé M. Meuleau, P. Morlat et Yasuo Gonjo . Elle ne pâtit pas du non-renouvellement contractuel de son privilège d’émission qui prend fin le 20 janvier 1920 ; c’est que les discussions entre sa direction et les autorités financières se prolongent, malgré l’accord de mai-juin 1923 sur l’extension du réseau dans l’aire du Pacifique, la participation de la communauté coloniale au conseil d’administration, car la succession des majorités parlementaires en Métropole en 1924-1928 complique la situation – et il faut attendre le 31 mars 1931 pour que la concession soit officiellement renouvelée .

L’offensive entrepreneuriale et capitaliste en Indochine peut être discernée grâce aux données de l’Annuaire des entreprises coloniales. Indochine de 1922 ; elles indiquent que, vers ce territoire d’action asiatique, la « fièvre » capitaliste et impérialiste de l’après-guerre incite nombre d’investisseurs à lancer des entreprises destinées elles aussi à participer à l’élan de la « mise en valeur » (voir tableau 5), sans même parler des initiatives de l’ambitieux groupe de la Banque industrielle de Chine. L’objet social de la Société d’entreprises asiatiques est révélateur de ces mentalités : « Étude, recherche, préparation, exécution, exploitation de toutes affaires, entreprises quelconques dans les colonies françaises et destinées à mettre leurs ressources en valeur. » Mais elle semble se concentrer sur la construction du chemin de fer du Langbiang montant à Dalat.

Tableau 5. Création d’entreprises en Indochine dans l’après-guerre en 1919-1922
18 avril 1916 Société des charbonnages du Dong-Trieu Paris, Huong-Truong
1917
7 janvier Chargeurs d’Extrême-Orient Paris
30 octobre Société de navigation à vapeur France-Indochine
22 décembre Société industrielle de chimie d’Extrême-Orient Le capital passe en 1922 de 11,250 à 16,5 millions de francs
20 juillet 1918 Rizeries d’Extrême-Orient Saigon
1919
Compagnie de navigation franco-chinoise Paris (BIDC)
19 avril Société asiatique d’importation & d’exportation (Albert Hauet & Cie),
25 juin Compagnie minière & métallurgique de l’Indochine Paris (fonderie de calamine en 1924)
1er octobre Société marseillaise d’outre-mer (anciens Établissements Germain Lacaze) Marseille, Saigon
17 octobre Optorg Négoce, avec trois agences en Indochine
1er décembre Sté indochinoise de commerce, d’agriculture & de finance (SICAF) Paris ; prêts à plantations, gestion d’actifs
1920
Janvier Société des laques indochinoises Paris
1er août Comptoir commercial des caoutchoucs de Cochinchine
5 août Société d’études & d’exploitations minières de l’Indochine Paris
Septembre Société des frigorifiques d’Extrême-Orient Paris
17 septembre Société indochinoise de culture & de commerce Marseille
25 octobre Société des anthracites du Tonkin Paris
12 novembre Crédit foncier de l’Indochine Paris (réseaux de services publics)
12 novembre Société financière française & coloniale Paris (Octave Homberg) : « Objet : Toutes opérations financières, industrielles, commerciales, minières, agricoles, mobilières et immobilières, faisant partie de l’activité d’un établissement financier ; toutes entreprises de travaux publics ou de transport »
1921
Société coloniale des grands magasins Paris
14 février Syndicat d’études des chemins de fer du Sud de l’lndochine Paris
16 février L’Énergie électrique indochinoise Paris, Cholon
30 mars Société d’entreprises asiatiques Paris
27 septembre Société indochinoise de verrerie & de produits chimiques Paris
Octobre Compagnie générale des soies de France & d’Indochine Lyon
5 novembre La gomme laque J.-B. (J. Besnard & Cie) Paris, Hanoï
1er décembre Société industrielle d’exportation en Extrême-Orient [SINDEX], Toulouse
29 décembre Les Vitaliments coloniaux Paris
1922
Mars Compagnie franco-asiatique Paris. Négoce
Mars Compagnie générale d`Extrême-Orient devient la Compagnie générale française pour le commerce & l’industrie Paris. Absorption de Compagnie française du colon colonial, Compagnie de l’Amérique latine, Compagnie générale de l’Europe orientale
28 mars Société commerciale du Laos
Avril Société alsacienne pour l’Extrême-Orient Paris
Juin Compagnie aéronautique française d’Extrême-Orient Paris
Juin Société commerciale & industrielle franco-annamite Paris
Grands Travaux d’Extrême-Orient Paris
Société financière, commerciale & industrielle de l’Indochine Paris. Prêts et gestion d’actifs financiers
Annuaire des entreprises coloniales. Indochine, 1922

De part et d’autre de la guerre se déploie ce qu’on a parfois caractérisé d’« âge d’or » de la croissance indochinoise, notamment pour les plantations et la production de denrées (maïs, riz). Le boum de l’hévéa, lancé à la Belle Epoque, reprend son élan « malgré la crise brutale de 1921 qui arrête un temps le développement des plantations » , d’autant plus que les planteurs ont bénéficié de prêts de la Banque d’Indochine pendant la guerre qu’ils ne peuvent rembourser dans les délais prévus, d’où un solde d’impayés d’un million de piastres en 1921 et encore en 1923, avant des payements au fil des semestres ensuite.

La création du Crédit foncier de l’Indochine le 21 février 1923 est un signe de cette nouvelle vigueur de la « mise en valeur » : « Sous l’égide de la Société financière française & coloniale, et avec l’appui de la Banque de l’Indochine, qui souscrit pour un million sur les six millions de francs du capital initial, du Crédit foncier d’Extrême-Orient, qui apporte son savoir-faire, et des plus prestigieuses des sociétés indochinoises […], il est destiné à combler une lacune dans l’organisation financière de la colonie en effectuant des prêts hypothécaires sur une grande échelle » , d’où un démarrage en trombe, d’encours de 500 000 francs en 1923 à 4,8 millions en 1925. Son capital de six millions de francs à sa création en février 1923 à dix millions en août 1923, puis à 25 millions en février 1924, argent complété par des avances de banques parisiennes (Banque de l’union parisienne, etc.)

P. Morlat a effectué une synthèse évaluant le mouvement des investissements en Indochine (voir tableau 6) ; il estime que, entre 1918 et 1927, un total de 490 millions de francs-or est investi en Indochine, soit une somme équivalent au total de 492 millions effectué entre 1875 et 1914 ; et, pour le seul après-guerre, on peut penser que ce sont 190 millions qui sont mobilisés entre 1918 et 1923. Quelles que soient les sommes rapatriées en Métropole au titre des dividendes, cet encours prouve la relance rapide et forte des courants d’investissement dans la colonie asiatique.

Tableau 6. Évolution de l’encours cumulé des investissements en Indochine (en millions de francs-or)
Par les capitaux français Par les capitaux chinois Par les capitaux vietnamiens
1918 560 3,4 1,5
1919 591 3,44 1,5
1920 608 4,62 1,77
1921 633 6,62 1,87
1922 688 4,6 2,2
1923 750 4,6 2,2
1924 790 6,9 2,2
Source : Patrice Morlat, Indochine années vingt, op. cit., p. 342

E. L’Ouest de l’océan Indien en cible nouvelle

Dans un autre espace, celui de l’océan Indien, Faure frères renoue avec son projet de développement. Reconstituée (en septembre 1917, puis au 1er décembre 1920) sur des bases capitalistiques nouvelles afin de tenir compte des réaménagements familiaux imposés par le décès au combat de jeunes héritiers et la relève générationnelle, elle en est consolidée et se sent apte à relancer l’offensive commerciale, sous l’égide de Charles Faure II, de la quatrième génération, et aussi Roger Faure, de la suivante. Certes, les affaires de négoce de vin avec l’Allemagne et avec la Russie, ébranlées par la guerre, sont abandonnées. Mais une stratégie de recentrage sur les affaires de rhum et de sucre antillais et réunionnais reprend, avec, en échange, des affaires de vente de produits finis outremer.

C’est surtout l’aire de l’océan Indien qui accapare la maison ; dans un premier temps, en 1921, le partenaire Kerveguen cède ses domaines sucriers à des investisseurs mauriciens, ce qui suspend les courants d’affaires – notamment la consignation du sucre à Marseille ; puis Faure réussit à convaincre d’autres producteurs de travailler avec elle dès mai 1921, d’où une relative sérénité en 1922-1923. Mais Madagascar devient la cible privilégiée ; les voyages de Roger Faure en 1921, 1923 et 1924 lui permettent de devenir l’importateur des conserves Laborde en Métropole, d’où une connaissance du marché qui débouche plus tard, en 1927, sur une filiale de distribution sur la Grande Île . Ce sont bien, ici aussi, les schémas de « mise en valeur » commerciale qui animent l’esprit d’entreprise parmi le capitalisme colonial qui servent de leviers.

3. Une esquisse de réflexion sur le personnel « indigène »

Je traiterai trop rapidement d’un thème clé, celui du sort des « indigènes » eux-mêmes dans cet après-guerre ultramarin. En effet, sans commettre d’anachronisme, on sait que l’immédiat après-guerre est marqué par l’esquisse de réflexions quant au devenir du personnel autochtone. Un seul cas d’étude est évoqué ici, celui des Noirs actifs dans les compagnies de négoce en Afrique subsaharienne . Le codirigeant de la CFAO Julien Le Cesne peste contre l’octroi de droits politiques aux habitants des « quatre communes » sénégalaises et contre Blaise Diagne, et, par exemple, son congrès panafricain en 1919. Sans nourrir de généralités fallacieuses, certains responsables prennent relativement en compte cette ]préoccupation de valorisation de la main-d’œuvre africaine dans le cadre de la « mise en valeur » : « Il faut que les vieux Sénégalais [les patrons des vieilles maisons de négoce] mettent de leur côté leurs antiques habitudes et ne considèrent plus les Noirs comme des individus destinés à faire leur fortune, mais comme des collaborateurs ; ce qui est difficile à leur faire entrer dans la cervelle, car on ne modifie pas en un jour des habitudes invétérées […]. Les Noirs doivent bien compter pour quelque chose et les Blancs auraient dû comprendre qu’ils avaient intérêt à travailler avec eux […]. Il y a aujourd’hui des Noirs assez intelligents, assez dessalés après leur séjour en France, pour se rendre compte que le fait d’avoir été soldats, de s’être battu pour la France, est un levier dont ils peuvent avantageusement se servir. »

Il ne faut pas exagérer l’ampleur de cette prise de conscience et de l’application d’un tel humanisme dans la gestion des ressources humaines des négociants. Mais l’après-guerre est bien l’occasion d’une relative réforme qui intègre ceux qu’on appelle « les évolués » dans un mouvement de promotion socioprofessionnelle : positions d’employés supérieurs, comme on dit alors, de « commis », d’aides comptables, de sous-responsables de factorerie, etc., qu’on caractérise ces fonctions de classe populaire supérieure ou de petite bourgeoisie. Bref, on peut suggérer que la guerre n’aura pas été suivie partout d’un courant de « réaction » visant à brider les ambitions des « indigènes » ; mais le débat reste ouvert, bien entendu. La CFAO, par exemple, se met à subventionner l’École normale d’instituteurs de Gorée pour que, à terme, on obtienne plus de Noirs éduqués ; elle commence à recruter des Noirs qualifiés, dont le vivier est activé parmi les Togolais, les Dahoméens ou les Sierra Léonais, durablement intégrés ainsi dans ces flux d’employés « évolués »

Conclusion

On sait que l’empire colonial doit contribuer au relèvement de l’économie française, que les experts sont obsédés une fois de plus par son déclin et le risque d’un redressement rapide de l’Allemagne vaincue : l’après-guerre doit être marqué par une renaissance des forces vives . Chaque acteur de la « guerre de la paix » qui vise à revitaliser la puissance commerciale y trouve des leviers de croissance. Les firmes de négoce, les entreprises industrielles, plus modérément en direct, mais fortement par le biais des exportations et des chantiers de grands travaux, voire par l’élan des commandes de biens d’équipement par les agriculteurs et planteurs, retrouvent leur fonction d’intensification de la mise en valeur des outre-mers français – quels que soient les aléas conjoncturels et les avatars vécus par des sociétés trop spéculatrices, aventureuses, surendettées et victimes de la récession de 1920-1921 et du durcissement de la concurrence. Ce tournant des années 1920 ouvre la voie à des programmes d’envergure destinés à cimenter les économies et sociétés impériales de l’entre-deux-guerres .