Un exemple de dynastie de « riches »: les Rostand de Marseille

Edmond Rostand, symbole de l’entrecroisement des fortunes matérielles et immatérielles, entre Marseille et Paris

Cette note a pour objectif de décrire comment un « champ de fortunes » a été labouré par diverses branches Rostand en amont d’Edmond et également à son niveau générationnel. Un « bloc » informel d’argent a été échafaudé, charpenté par les matériaux financiers et culturels accumulés en deux générations et ainsi mis à profit par celle d’Edmond et de ses sœurs Jeanne et Juliette. La richesse n’est pas seulement le levier de l’ascension et de la consolidation des entrepreneurs, patrons et autres banquiers ou financiers ; elle devient un ciment de connexions grand-bourgeoises, avec donc quelque « discrétion » puisqu’elle reste tapie dans une collection de biens fonciers, bancaires, immobiliers ou décoratifs voire artistiques.

1. Un processus d’accumulation et d’acculturation en amont

Le processus d’accumulation aura été en tout cas le plus évident, le plus saisissable par l’historien économico-social. La deuxième génération considérée ici est déjà haut placée dans la société de la première moitié du XIXe siècle. Alexis Rostand (1726-1789) avait été maître drapier à partir de 1746 et fut riche de douze enfants.

Deux frères, Bruno et Alexis-Joseph Rostand

L’un deux, Bruno (Xavier) Rostand (1780-1860) a mené une carrière de négociant en Méditerranée orientale dès 1803 puis a fondé sa propre maison en 1821, spécialisée dans les affaires avec le Levant. Il monte en 1845 une société d’armement maritime (entre Marseille et Constantinople). La maison de négoce suspend ses activités en 1857, suite à la mauvaise gestion de son fils Henri. Bruno Rostand engendré des acteurs importants de la cité-port marseillaise : Albert (1818-1891) a mêlé les activités d’armateur, de négociant et de banquier ; Jules (1820-1889) s’est spécialisé dans le négoce et l’industrie huilière ; Henri est devenu négociant, Charles raffineur de sucre et Alfred savonnier.

À « son décès, Bruno Rostand laisse une succession modeste » , bien qu’elle s’élève tout de même à 218 750 francs. Il a transmis par conséquent surtout un capital de savoir-faire et de connections dans l’économie marchande et maritime – d’autant plus qu’il a été membre la Chambre de commerce en 1839-1844 et l’a présidée en 1843-1844, tout en devenant conseiller général et administrateur de la Caisse d’épargne. Et il anime une tradition familiale de culture musicale, en jouant du violon dans un quatuor avec deux frères et un neveu.

Alexis-Joseph Rostand

Le frère de Bruno Rostand, Alexis-Joseph Rostand (1769-1854), qui a épousé sa cousine Marie Rostand, se hisse au niveau socio-économique de patron négociant dans les Bouches-du-Rhône. Il a été associé dans une fabrique de bonnets de laine, juge au tribunal de commerce – qu’il préside en mars 1814-juillet 1817 et en mai 1837-avril 1829 ; puis aussi président de la Chambre de commerce en 1832-1837. Il se bâtit ainsi une fortune et une position qui font de lui un « bon bourgeois », puisqu’il est conseiller municipal de Marseille en 1817-1830 et est même choisi par l’État comme maire en 1830-1832 et par ses pairs comme président de la Caisse d’épargne locale. Il est en sus élu au Conseil général et le préside en 1835-1848. Fortune des affaires et bonne fortune notabiliaire consacrent son ascension.

Le trio constitué par ses deux cousins et par lui-même incarne à lui seul la vitalité de l’esprit d’entreprise et la capacité d’accumulation du capital au sein des dynasties marseillaises . Mais le capital culturel bénéficie également d’une bonne vitalité, puisqu’Alexis-Joseph est un bon musicien, en tant que violoncelliste : avec son frère Bruno (premier violon), son propre fils Joseph (second violon) et un autre frère, Joseph II (alto), il a constitué un quatuor qui anime des séances musicales de haut niveau dans les cercles bourgeois de la ville.

2. Un foisonnement au niveau de la troisième génération

Des fils de Bruno Rostand, déjà évoqués plus haut, atteignent une bonne position dans la cité-port, en symboles de la cristallisation de robustes dynasties marseillaises .

Albert Rostand

Albert Rostand (1818-1891) a été formé dans la société paternelle entre 1836 et. Il a surtout affirmé une spécialisation dans l’armement maritime, d’abord avec Rostand & Cie en 1845, afin de relier Marseille et Constantinople, qu’il dirige sous l’égide de son père. La société fusionne avec l’armement public concurrent, dans les Messageries nationales, avec Siège à Paris, en 1852, prédécesseures des Messageries impériales puis, en 1871, des Messageries maritimes. Albert Rostand en est le directeur d’exploitation à Marseille. Il acquiert une assise capitaliste solide puisqu’il participe à la création de la Compagnie des docks & entrepôts en 1865 (président), de la Société marseillaise de crédit , futur « “club” des capitalistes marseillais » , fondée en 1865 (administrateur), de la Société des chemins de fer algériens, de la banque Gay, Rostand & Cie (jusqu’en 1878), etc.

Il finit par faire de Paris son pôle d’action principal, en y associant affaires nationales et affaires marseillaises, en particulier par le biais de son influence initiale dans les Messageries maritimes. Il siège au conseil d’administration du Crédit industriel & commercial ; il préside la Banque franco-égyptienne en 1880, et gère un portefeuille d’investissements financiers substantiel. Il est donc le premier de la famille à construire un pont relationnel et financier entre Marseille et Paris, faisant partie des « personnages issus de la bourgeoisie négociante locale qui assurent la médiation entre Marseille et Paris » .

Jules Rostand

Jules Rostand œuvre dans la société de négoce de sa famille au Levant et épouse la fille du riche négociant Wulfran Puget. En 1848, il lance ses propres affaires d’abord dans le négoce, puis dans l’industrie, avec une fabrique d’huiles de graines, créée en 1859, Jules Rostand & Cie (au capital de 200 000 francs). Il en laisse la conduite à son gendre (en 1878) puis à son fils Paul (en 1882).

Jules Rostand entretient lui aussi une double tradition de cette dynastie. Il relève tout d’abord la tradition culturelle et musicale : joueur de violon, créateur d’une chorale et d’un orchestre de chambre à Beyrouth, etc. Il s’insère dans des réseaux de connections dans le monde bancaire : il investit dans la Société marseillaise de crédit à sa création en 1865, dont il devient directeur puis, en 1867, administrateur. Il dirige ensuite la succursale de Marseille de l’Union générale en 1878-1880 ; mais il est entraîné dans l’effondrement de cette banque en 1882 et il « perd une bonne partie de sa fortune personnelle » ; sa succession s’élève malgré cela à 503 745 francs en 1889.

3. La consolidation au niveau de la quatrième génération

C’est au niveau de la quatrième génération de cette étude que l’accession à la grande bourgeoisie révèle l’ascension au sein du grand capitalisme provençal et national. En effet, le propre fils d’Alexis-Joseph, appelé Joseph-Alexis Rostand (1804-1867), membre de la bonne bourgeoisie en tant que receveur de la Ville de Marseille, dans l’administration financière locale, est riche de fils qui bénéficient d’un nouvel élan ascensionnel.

D’un côté, Eugène Rostand (1843-1915) est avocat, donc membre de la « bourgeoisie de robe » classique ; il se fait construire une villa à Luchon, puisque sa famille passe 22 étés dans la station thermale de Bagnères-les-Luchon. Mais il s’affirme aussi à Marseille comme une notabilité progressiste et sociale-chrétienne , en contribuant à la création de la Société des habitations à bons marché de Marseille et dans la Société marseillaise de crédit immobilier dans les années 1890. Il se construit un capital culturel grâce à une activité de journaliste (Le Journal de Marseille) et d’auteur en économie, d’où son accès à l’Académie des sciences morales & politiques et à l’Académie de Marseille, grâce à ses talents de poète et enfin grâce à une proximité avec les milieux littéraires et musicaux, grâce à des réceptions à son domicile, ce qui n’a pu manquer d’influencer sur son fils Edmond .

De son côté, son frère Alexis Rostand (1844-1919) prospère sur la place marseillaise puis en sus sur la place parisienne. Il devient cadre à la succursale de Marseille du Crédit agricole impérial, une filiale du Crédit foncier de France, en 1863 ; puis il rejoint la succursale qu’ouvre le Comptoir d’escompte de Paris à Marseille en 1868 en tant que sous-directeur, avant d’en prendre la direction en 1876. Cela l’insère dans un faisceau de relations avec l’ensemble des acteurs du commerce de la cité-port méditerranéenne. Puis il devient directeur du Comptoir national d’escompte de Paris, constitué après la chute de son prédécesseur en 1889 : il se hisse au niveau de grand notable d’envergure nationale.

En 1902, il obtient le titre de directeur général de l’établissement et entre au conseil d’administration, puis il quitte ses fonctions exécutives pour présider le CNEP de 1908 à 1918, tout en participant à plusieurs initiatives de développement d’entreprises actives dans les outre-mers coloniaux (président de la Banque d’Afrique occidentale), sur mer ou à l’étranger . À hauteur de cette génération aussi, le capital culturel est entretenu puisqu’Alexis est également musicien et publie La musique à Marseille. Son capital matériel mériterait d’être reconstitué, avec en particulier l’acquisition du château de Clairfont, à Saint-Brice-sous-Forêt, en Île-de-France.

4. Edmond Rostand au carrefour de capitaux, de connections
entre Marseille et Paris et de cultures

Si, au niveau de la quatrième génération de ce cas d’étude, Edmond Rostand (1868-1918) se destine aux belles lettres, il n’en consolide pas moins les bases de la fortune familiale, on l’a dit au début. En 1915, il a dû récupérer une part substantielle de l’héritage légué par son père Eugène ainsi qu’à ses deux sœurs. Ce dramaturge renommé a construit sa propre fortune grâce aux revenus procurés par ses grandes œuvres (L’Aiglon, Cyrano de Bergerac, sinon Chanteclerc). Ils lui ont permis de se faire construire dans le Pays basque, près de Combo-les-Bains, une vaste maison de style régional, appelée Arnaga, et d’y aménager un vaste parc paysager.

Après sa mort en novembre 1918, ces actifs ont été récupérés par ses descendants, qui ont vendu Arnaga dès 1923. Il leur a transmis un capital matériel et un capital socio-culturel. Cela a certainement permis à son fils Jean Rostand (1894) de devenir un brillant savant en biologie – sans que ce texte ne cherche à creuser la composition de sa fortune personnelle – tandis que son premier fils, Maurice (1891) est moins connu mais n’en a pas moins été un homme de lettres réputé dans l’entre-deux-guerres, certainement en profitant du legs d’un bloc de la fortune paternelle : il a été l’auteur de poèmes, de pièces de théâtre et de nombreux romans, et a publié ses mémoires, Confession d’un demi-siècle, en 1948.

Mais le plus important est bien le capital socio-culturel et le capital relationnel transmis longtemps avant aux trois enfants. Jeanne a ainsi épousé un noble, Pierre de Margerie, qui devient directeur politique du Maroc en 1914, puis ambassadeur de France en Belgique en 1919-1922. Leur fils a été l’ambassadeur Roland de Margerie, en amont d’une dynastie de la fonction diplomatique et même bancaire (avec Bernard de Margerie chez Paribas à partir de 1951). Juliette Rostand est restée fidèle à la bourgeoisie phocéenne en épousant Louis Mante, d’une grande famille de négociants.

Conclusion

Tout au long de ces quatre générations cibles, les Rostand ont été marqués par une convergence des effets de levier économiques : esprit d’entreprise et développement de sociétés familiales, surtout dans le négoce ; implication dans la communauté des affaires marseillaises et aussi parisiennes ; proximité avec les affaires bancaires, à Marseille (Société marseillaise de crédit ; Gay, Rostand) ; accumulation d’un capital personnel et familial, souvent renforcé par des mariages avec les filles de grands ou bons bourgeois phocéens. Mais les effets de levier culturels ont joué en parallèle, par le biais de la musique, de la poésie, du journalisme, des communautés de sociabilité et de partage des cultures .

Le « produit Edmond Rostand » est quelque peu la résultante de ces « richesses » entrecroisées : le rôle de l’argent s’y avère une force multiple, qui fournit le cadre de vie, le capital, les connections sociales ; mais il sert aussi, classiquement, à permettre une vie de contacts et de pratiques culturelles propice à la cristallisation du portefeuille de talents et de la créativité d’Edmond Rostand.