Les élections législatives à Bordeaux et en Gironde en novembre 1919

Les Girondins aux élections législatives (novembre 1919)

Hubert Bonin, professeur émérite & chercheur en histoire économique, Sciences Po Bordeaux et UMR CNRS 5113 GRETHA-Université de Bordeaux

La Chambre des députés sortante, élue en avril-mai 1914, assure la ratification du traité de Versailles conclu le 26 juin 1919, par 372 voix sur 425 suffrages exprimés, contre 53 voix, essentiellement celles des « socialistes unifiés ». Si le Girondin socialiste Calixte Camelle préside la séance et ne prend pas part au vote, il fait savoir son hostilité au projet. Camelle, Chaumet, De la Trémoille et Emmanuel Constant sont ensuite hostiles au vote sur l’ordre et la date des élections, le 14 octobre. Bref, ce n’est pas l’unanimité qui règne en amont des élections de l’automne 1919. Aussi l’expression des divergences peut-elle se déployer dans les urnes.

Quasiment un an après l’armistice de novembre 1918 se déroulent plusieurs élections nationales, départementales et municipales. La démocratie du suffrage universel s’affirme hautement après que les nations démocratiques aient vaincu les puissances impériales ou monarchiques dénuées de bases démocrates réelles. C’est peu ou prou une seconde « revanche » après celle de la récupération de l’Alsace-Lorraine.

1. Les inquiétudes ou incertitudes du préfet

Une sorte de « suspense » vient donner quelque piment à une histoire narrative qui suit les avatars électoraux au fil de l’eau. En effet, le 9 septembre 1919, la préfecture de la Gironde se livre à une tentative d’évaluation de l’opinion, à la demande du gouvernement, le 25 août : « Il paraît difficile de dégager, dès à présent, des inconnues qui l’entourent une situation qui trahit un malaise général et, dans les partis, le désarroi et la confusion. Au point de vue économique, la cherté persistante de la vie, l’audace des spéculateurs au point de vue social, les rancœurs grandissantes des travailleurs, les grèves qui en sont les manifestations tangibles, a du commerce et de l’industrie, apportent un trouble profond dans les masses. »

« À ces éléments d’insécurité et de trouble viennent s’ajouter les manifestations collectives des anciens combattants dans leurs associations ou isolées dans les lieux publics. Il est difficile de ne pas être frappé de leur état d’esprit, de leur mécontentent persistant, de leurs intentions hautement avancées à l’égard des parlementaires […]. Comment caractériser l’état d’esprit d’un corps électoral qui cherche les directives, ne trouve qu’incohérence et incertitudes et qui, en partie, entre dans la vie politique avec des idées qui ne sont pas celles des générations précédentes ? Sauf le Parti socialiste, lui-même divisé d’ailleurs, aucun parti n’est organisé. Il ne servirait de rien de consulter les résultats des élections antérieures, les groupements, la répartition des voix. En 1914, la répartition des voix, d’après la couleur politique des candidats, était la suivante : socialistes unifiés : 30 000, radicaux-socialistes et socialistes : 22 000, républicains de gauche : 86 000, progressistes et réactionnaires : 31 000. »

« Les données du problème sont profondément bouleversées. On ne sait comment les partis politiques se formeront ou s’agrègeront. On parle d’une union des modérés avec le gros du parti républicain de gauche. On parle de candidatures ouvrières, syndicalistes certainement, en dehors des candidatures socialistes politiques. Le bruit court avec persistance que les poilus auront pour candidats des combattants comme eux. L’Action libérale populaire déclare ne pas mettre en question la forme républicaine, mais elle veut “sa” République. Tel cardinal, dans un appel récent, invite les électeurs catholiques à choisir, à défait d’hommes prêts à défendre intégralement l’idéal de justice et de progrès proposé par les doctrines catholiques, ceux dont le programme approche le plus de celui de l’Église. Le cardinal-archevêque de Bordeaux [Pierre-Paulin Andrieu] les appelle à une croisade contre la “secte maçonnique” [dans le numéro 10 du 7 mars 1919 de L’Aquitaine. Semaine religieuse de l’archidiocèse de Bordeaux ]. Le Parti radical réserve ses décisions suprêmes pour le congrès des 19-20 septembre. La fédération radicale & radicale-socialiste les attend. Le Parti républicain ne fait rien. Comment se retrouver dans cet imbroglio ? »

Malgré ce flou et cet éclatement dans les positionnements idéologiques et partisans, le préfet (qui puise ses informations et idées auprès de son « bureau politique ») se veut optimiste : « Les populations de la Gironde sont républicaines. Éprises de calme et de mesure, elles ont suivi et appuyé le gouvernement de M. Clemenceau parce que son chef a su, par sa volonté indéfectible, son autorité qui a grandi avec les événements, conduire la guerre à une fin victorieuse, préserver l’ordre et la tranquillité publics, soustraire la France au péril anarchiste. Une liste constituée dans le cadre du département avec des personnalités s’inspirant de cette politique, ou qui y ont été mêlées, ouvrirait à mes yeux de sérieuses chances de succès, tout au moins partiel. Encore faudrait-il cependant que les républicains ne se divisassent pas et que toutes leurs forces formassent un bloc », le fameux « Bloc national ».

En fait, le préfet guette surtout la montée en puissance de la gauche socialiste, d’autant plus que le congrès de la SFIO en avril a vu ses « durs », autour de Léon Blum, monter en puissance au sein du parti. Or l’agglomération comporte plusieurs quartiers riches en travailleurs de base, dans les transports et la logistique et dans l’industrie, ce qui constitue un vivier élémentaire pour le recrutement d’électeurs : « Il ne faut pas oublier en effet que le Parti socialiste, déjà puissant en 1914, surtout dans la ville de Bordeaux, n’ayant point éprouvé, du fait de la guerre, des pertes aussi cruelles que celles des populations rurales, recrutera de nouveaux partisans dans les jeunes classes politiques. Il faut même admettre que, dans la période forcément troublées qui suis le grand cataclysme de la guerre, les inquiétudes que fait naître la cherté de la vie, les préoccupations de la situation financière, sont de nature à rallier à ses théories les esprits simplistes, éblouis par le mirage d’un [programme ?] ou, au moindre effort, correspondrait le maximum de bien-être. Si le parti républicain va à la bataille en ordre dispersé, en face d’adversaires décidés à tout pour faire aboutir, il subira les conséquences de son imprévoyance et on verra le succès de plusieurs candidats socialistes. J’estime que, à l’heure présente, personne ne répudiant la forme républicaines, le péril – et quel péril –, n’est pas à droite : il est à gauche. »

Est-ce que le pronostic du préfet et de son équipe sera vérifié quelques semaines plus tard ? « Uni, le Parti socialiste semble, dans sa force actuelle, susceptible de gagner deux sièges, peut-être trois. Une liste radicale isolée me paraît vouée à un échec. Réunis, les progressistes et les réactionnaires se réclamant de la forme républicains seraient susceptibles d’enlever un siège. » Mais le préfet lui-même confesse l’incertitude qui règne encore : « L’imprécision des intentions des partis, de la conduire des journaux, l’incertitude qui règne quant aux conditions dans lesquelles les républicains affronteront la lutte, ne permettent pas de faire montre d’une certitude que la tournure des événements peut parfaitement démentir. »

2. Un quintette de listes de candidats

Or l’on sait que d’une part l’esprit de l’Union sacrée tente d’être ranimé par des listes d’union (« union républicaine », Bloc national). Celle de Gironde inclut même Paul Glotin, pourtant président de l’Action libérale populaire dont le comité régional s’est réuni pour la première fois le 4 mai 1919 – avec André Ballande et le comte Pierre de Lur-Saluces. D’autre part, des courants plus affirmés idéologiquement veulent se distinguer, notamment au centre-gauche (« républicaine », liste « républicains radicale »), à gauche (les socialistes) et à droite (action française & union nationale »). Deux militaires figurent sur deux listes différentes et plusieurs titulaires de la Croix de guerre.

Sinon, la classe politique historique se retrouve sur ces listes girondines, ainsi que quelques représentants de la communauté des affaires. Parmi ceux-ci, des conservateurs de droite (Raoul Saint-Marc, Auguste Journu, Joseph Louit) affrontent des confrères partisans de l’union républicaine (Glotin, le patron de la société de liqueurs Marie Brizard, ou Ballande, patron d’une société de négoce active en Nouvelle-Calédonie) et donc plutôt ralliés à l’esprit centriste du clemencisme d’après-guerre – bien que certains témoins parisiens aient insisté aussi sur l’influence relative d’Étienne Millerand, alors Haut-Commissaire en Alsace-Lorraine au sein du centre-gauche à cette époque, ce qui expliquerait ex post son accession à la présidence du Conseil à la démission de Clemenceau, mais rien n’en apparaît dans la presse girondine à ce moment-là.

Cinq listes s’affrontent en Gironde lors du seul tour des élections législatives du 16 novembre 1919 :

Tableau 1. Les cinq listes de candidats aux élections législatives du 16 novembre 1919 en Gironde
Liste socialiste Liste républicaine radicale Liste d’union républicaine Liste républicaine Liste d’action française & d’union nationale
Calixte Camelle (industriel brasseur, député sortant, conseiller général, conseiller municipal de Bordeaux), Maurice Boisseau (docteur en médecine, conseiller municipal de Libourne), Antoine Cayrel (chirurgien-dentiste), Arthur Gibaud (industriel), Henri Larroque (commerçant), Gabriel Lafaye (mécanicien), Antonin Larroque (employé de poudrerie, conseille municipal de Saint-Médard-en-Jalles employé de poudrerie, conseille municipal de Saint-Médard-en-Jalles), Adrien Marquet (chirurgien-dentiste, conseiller municipal de Bordeaux), Valentin Maurin (propriétaire), Joseph Mourgues (serrurier), Raoul Rebeyrol (instituteur), Amédée Saint-Germain (propriétaire, conseiller général, conseiller municipal de Bordeaux) Henri Labroue (député sortant, agrégé d’histoire et docteur ès-lettres), Jean Odin (avocat à la Cour de Bordeaux), Jean Dellac (conseiller municipal de Floirac, instituteur et propriétaire-viticulteur) (tous trois radicaux socialistes), Anatole Cluzan (radical) (avocat, propriétaire-viticulteur) – Des républicains de gauche : Pierre Dupuy (tête de liste) (député sortant, maire de Saint-Genès-de-Fours), Georges Mandel (chef de cabinet du président de la République), Édouard Eymond (député sortant, maire de Lugon, vice-président du conseil général), Pierre Dignac (maire de La Teste, conseiller général), Georges Calmès (préfet honoraire, ancien sous-préfet de La Réole, propriétaire-viticulteur, ancien directeur de l’Imprimerie nationale), Joseph Capus (directeur de la Station de viticulture de la Gironde), Henri Lorin (professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux), Yves Picot (colonel, journaliste).
– D’autres courants : André Ballande (député sortant, négociant-armateur, membre de la Chambre de commerce de Bordeaux) et Élisée Frouin (progressistes), Paul Glotin (conservateur) ; Gabriel Combrouze (radical) (député sortant, maire de Saint-Émilion, conseiller général) – Des radicaux : Émile Constant (député sortant, avocat), Joseph Drouille-Llobéra (premier adjoint au maire de Libourne, avocat).
– Des républicains de gauche : René Cazauvielh (tête de liste, député sortant, maire de Belin, conseiller général, médecin), Charles Chaumet (député sortant, « publiciste », ancien rédacteur à La Gironde et à La Petite Gironde), Louis La Trémoille (député sortant, maire de Margaux, conseiller général, propriétaire), Félix Bardeau (maire de Gauriaguet, propriétaire-viticulteur), Jacques Chaigne (propriétaire rural), Henri Gourdon (ancien inspecteur général de l’Instruction publique en Indochine, professeur à l’Institut colonial de Bordeaux), Gabriel Lamaignère (négociant, juge au tribunal de commerce de Bordeaux), Camille Mathellot (maire de Cadillac, conseiller général), Émile Tranchère (mécanicien) Des conservateurs, soutenus par Le Nouvelliste : Raoul Saint-Marc (industriel, conseiller municipal de Bordeaux), Auguste Journu (négociant, adjoint au maire de Bordeaux), Élie de Sèze (avocat, conseiller municipal de Bordeaux), colonel René Milleret (propriétaire), Georges Bord (propriétaire-viticulteur), Joseph Louit (négociant, industriel, propriétaire)

Sociologiquement, et sans originalité, la différenciation entre les listes est évidente : les socialistes rassemblent des hommes du peuple, des petits et moyens bourgeois ; les conservateurs sont plutôt issus de la bonne bourgeoisie ; les autres listes mêlent propriétaires ruraux, élus des bourgades ou de Bordeaux, notables déjà conseillers municipaux ou départementaux. Bref, c’est tout le champ de la société et de la République qui est labouré lors de ces élections d’après-guerre : chaque courant idéologique et chaque classe sociale sont présents, en expression de la vitalité retrouvée de la démocratie républicaine, après une demi-douzaine d’années sans pratique du suffrage universel.

Enfin, la presse joue comme partout un rôle important dans la diffusion des programmes et, parfois, dans la promotion de certaines listes. La Petite Gironde se veut le levier des idées de la République clemenciste tandis que La Liberté du Sud-Ouest (de Paul Duché), jusqu’alors proche d’une droite libérale, plaide pour l’« Union républicaine clemenciste » le 28 octobre 1919, au nom d’une « France grande et forte » ; et l’on voit Dupuy et Mandel cosigner cet appel, avec les autres de la liste d’union. L’Indépendant libournais se félicite lui aussi de cette union sacrée (23 octobre 1919). Le Nouvelliste soutient la droite dure ou conservatrice ; Les Girondins. Journal républicain quotidien épaule les républicains du centre-droit. La France de Bordeaux & du Sud-Ouest est ambiguë car elle appelle à voter pour des hommes figurant sur des listes différentes et en appelle au panachage, tout comme L’Avenir d’Arcachon… La feuille Le Petit Radical de Bordeaux & de la région, créée pour ces élections, se veut le truchement des radicaux authentiques et un adversaire résolu de Mandel et de ses alliés clemencistes – avec même des propos plutôt antisémites parfois .

Quant au journal socialiste dominical animé par Camelle, Le Cri populaire. Journal d’union socialiste & ouvrière, il ne manque pas de lancer une souscription pour financer la campagne des candidats socialistes, de dénoncer « la réaction sociale » et l’union opportuniste entre les partisans de Mandel et des patrons locaux. Il analyse par ailleurs la démission du préfet Olivier Bascou – candidat aux sénatoriales dans le Gers – comme une démarche d’hostilité aux velléités de Mandel de peser sur l’Administration dans le cadre de la campagne électorale.

C. Les résultats d’une élection au scrutin proportionnel

La date du 16 novembre 1919 est importante en Europe car des élections législatives ont lieu simultanément en France (626 sièges à pourvoir), en Belgique et en Italie. Le nombre d’inscrits est en hausse de 4,5 % en Gironde , peut-être à cause de l’urbanisation ou de la concentration de main-d’œuvre dans la machine industrielle de guerre.

Malgré cet enjeu et la nécessité de dessiner les contours de la République de l’après-guerre, seuls 159 336 des 235 947 inscrits girondins vont exprimer leur voix ; la baisse par rapport à 1914 est tout de même de huit points (68 % au lieu de 75 %), peut-être parce que des militaires ne sont pas encore rentrés dans leur commune.

Un total de 154 678 d’entre eux est pris en compte, ce qui fixe la majorité absolue à 77 340 votes . Or les douze élus sont tous issus de la liste d’union républicains, puisque huit de ses candidats obtiennent plus de 80 000 voix et les quatre autres presque autant. On n’a pas eu besoin d’utiliser les clauses de la loi du 12 juillet qui prévoyait une répartition des sièges selon un quotient électoral en cas de majorité relative et à la plus forte moyenne pour le solde.

C’est un raz-de-marée, par conséquent, comme d’ailleurs dans beaucoup de départements . La petite liste de droite conservatrice est laminée ; les radicaux-socialistes désireux d’afficher leur autonomie et les socialistes sont largement devancés – ce qui atténue la « menace bolcheviste » redoutée dans la correspondance de Jules Pams, ministre de l’Intérieur dans le cabinet Clemenceau de novembre 1917 à janvier 1920, aux préfets pendant la campagne électorale.

Tableau 2. Les élus lors des élections législatives du 16 novembre 1919 en Gironde
Liste socialiste Liste républicaine radicale Liste d’union républicaine Liste républicaine Liste d’action française & d’union nationale
Camelle 28 651 Labroue 15 906 Dignac 83 934 Chaumet 33 572 Milleret 9 069
Marquet 26 893 Odin 13 809 Mandel 83 141 Cazauvielh 32 209 De Sèze 9 018
Larroque H. 24 759 Cluzan 13 513 Picot 82 703 Constant 31 336 Saint-Marc 8 851
Saint-Germain 24 580 Dellac 12 556 Dupuy 82 710 La Trémoille 30 975 Bord 9 140
Boisseau 24 311 Combrouze 82 047 Chaigne 30 523 Journu 8 119
Rebeyrol 24 192 Ballande 81 446 Lamaignère 28 563 Louit 7 871
Mourgues 23 600 Eymond 80 726 Gourdon 28 274
Lafaye 23 586 Lorin 80 621 Bardeau 27 495
Cayrel 23 540 Capus 79 996 Tranchère 27 239
Larroque A. 23 347 Frouin 79 841 Mansat 26 518
Gibaud 23 307 Glotin 78 955 Mathellot 25 652
Maurin 22 998 Calmès 78 781 Drouille-Llaubéra 24 924
Source : Préfecture de la Gironde, Recueil des actes administratifs, décembre 1919, n°33 (ADG 3M269)

La liste fédératrice, dite parfois « clemenciste », rafle 56,59 % de l’ensemble des 1 722 997 votes qui se sont portés sur les candidats au total, devant les républicains centristes (20,16 %), socialistes (17,06 %), tandis que les républicains radicaux (3,24 %) et les conservateurs (2,96 %) sont laissés loin derrière. Les douze élus à la majorité absolue font partie des 252 députés élus ainsi, soit 40 % seulement ; et seuls 35 circonscriptions métropolitaines ont vu passer tous les élus à la majorité absolue : la Gironde a été franchement engagée en soutien de la liste centrale.

On peut en conclure banalement que les Girondins ont préféré se rallier à une sorte de sentiment unanimiste qui serait le legs du patriotisme de guerre. Ils rejettent à un temps futur les affrontements purement idéologiques (et sociaux), repoussés notamment à l’élection du socialiste Marquet aux législatives de 1924 avant la conquête des mairies du Bouscat et de Bordeaux en 1925. La défense de ce que l’on comprend comme étant les intérêts nationaux, la promotion des exigences de la reconstruction matérielle, de la réinsertion des militaires, des prisonniers de guerre et des populations déplacées, de la guérison des blessés, gazés et mutilés, et l’espoir d’une efficace compétition économique face à l’Allemagne devenue grande puissance avant-guerre ont pu inciter à cette coalition des électeurs en faveur d’une sorte de front d’apaisement.

Politiquement, le radicalisme s’effondre, comme dans l’ensemble du pays : le Parti radical-socialiste perd la moitié de ses élus à l’échelle nationale et il n’en a plus qu’un seul (Combrouze) en Gironde, à cause de la présence d’une liste autonome et d’une liste d’alliance qui ont été balayées. Les républicains de gauche, par contre, y triomphent, avec huit élus, tandis que des libéraux bénéficient de cet élan (Ballande, issu de l’Action libérale ; Frouin et Glotin, deux « progressistes »).

Parmi la douzaine d’élus figurent des élus classiques (comme Pierre Dignac, issu du Bassin d’Arcachon), des représentants du monde du vin (comme Joseph Capus, directeur de la station de pathologie végétale de la Gironde, inspecteur des services phytopathologiques, professeur d’agriculture, appelé à jouer un rôle clé dans la législation viticole), des animateurs de la communauté des affaires (Glotin, Ballande) et de la grande presse (Pierre Dupuy, du groupe du Petit Parisien, propriété de sa famille depuis 1884, l’un des deux fils de son patron Jean Dupuy, et grand propriétaire sur la rive droite de la Gironde, en aval de Bordeaux) .

Dignac (1876-1973), enraciné dans son terroir, draine pourtant beaucoup de voix girondines – plus même que Mandel, au total – et entame une longue carrière d’élu ; maire de La Teste, la plus grosse commune du Sud-Bassin, depuis juin 1902 (et jusqu’en 1941), conseiller général depuis 1904, il est destiné à rester député jusqu’en 1940. Il a participé aux combats militaires d’août 1914 à novembre 1917, en tant que lieutenant d’infanterie ; malgré ce rang après tout modeste, il en revient entouré d’une aura d’ancien combattant, car il a été victime de plusieurs blessures (trois, à Verdun, en 1916) et a obtenu la Croix de guerre, en symbole du patriotisme, ce qui renforce son assise électorale, aux élections municipales de décembre 1919 – à la tête de la seule liste candidate – et aux législatives quelques semaines auparavant. Sans diplôme et sans profession explicite, ce fils de procureur de la République et petit-fils d’un notaire, est un « propriétaire » foncier, qui a épousé la fille d’un viticulteur de Gujan-Mestras, penche plutôt vers le centre-droit puisque ce Républicain de gauche s’oriente vers le Centre républicains, voire l’Alliance républicaine dans les années 1920 et est même ministre de la Marine en 1930-1931, sous la majorité de droite conduite par André Tardieu et Pierre Laval – et il devient sous-secrétaire d’État à la Marine militaire dans le cabinet Laval (26 janvier 1931-26 février 1932).

L’habileté de la liste « centrale » aura été de faire appel à un homme complètement méconnu aujourd’hui mais relativement populaire en 1918, Yves Picot (1862-1938), qui mériterait une étude, en raison de son profil mixte (colonel et journaliste). En tant qu’ancien combattant de haute volée, il a pu paraître sortir du champ de la seule classe politique et incarner l’engagement des jeunes hommes et des militaires girondins qui ont consacré des années et leur vie parfois à préparer la victoire. Chef de bataillon au régiment d’infanterie de Libourne, puis commandant du 249e régiment de Bayonne, il est promu lieutenant-colonel en septembre 1914. En effet, à la tête de son régiment, il s’est construit une réputation d’entraîneur d’hommes, de respect de leur personnalité et de leurs aspirations, notamment dans la forêt de Verdun en 1916 ; il aura su entretenir leur moral grâce à sa proximité humaine. Par ailleurs, il a été gravement blessé au visage dans la plaine de Corbery, à Belloy-en-Santerre, le 15 janvier 1917, lors de la bataille de la Somme. Promu colonel, il symbolise à la paix les mutilés de guerre tout en ayant des racines professionnelles dans le Libournais, ce qui a dû conduire à son choix. Celui-ci s’avère pertinent puisque, avec deux blessés rencontrés au Val-de-Grâce, Bienaimé Jourdain et Albert Jugon, il fonde en juin 1921 l’Union des blessés de la face – connue comme l’association des Gueules cassées – et en est le premier président . Il ose même en 1923 proposer au Parlement l’octroi du droit de vote aux veuves de guerre non remariées, sans succès…

Cela dit, à Bordeaux même, si la liste fédératrice domine largement (avec 58,67 % du total des 474 559 suffrages exprimés), les socialistes viennent en second (avec 26,90 %), tous loin devant les « républicains » (9,44 %), les « radicaux » (4,89 %), tandis que la droite dure n’obtient que 2,15 %. Si, là aussi, une sorte de consensus s’est cristallisé, la gauche revendicatrice est tout de même solidement enracinée, bien qu’elle ne récupère pas le siège de député qu’a occupé le négociant de bière Camelle en 1910-1919, après Antoine Jourde (1889-1902, 1906-1910).

On peut donc se rallier à l’analyse de Maurice Dewavrin : « Il est infiniment regrettable que le Parti socialiste unifié n’ait pas reçu, et cela en raison de la mise en vigueur d’un régime électoral bâtard [sic], le nombre de sièges que l’équité lui assignait, car cette situation constitue une fâcheuse équivoque. Elle conduit à attribuer à la propagande anti-socialiste des résultats numériques supérieurs çà ceux qu’elle a réellement produits, donc à leurrer les personnes qui enregistrent les chiffres sans chercher à les expliquer. Or, en réalité, les unifiés, malgré la diminution globale du nombre d’électeurs, ont obtenu 1 700 000 voix contre 1 400 000 seulement en 1914. » Dewavrin estime que l’application du système belge aurait rapporté deux sièges aux socialistes girondins.

Il faut relever qu’une sorte de mini-« coup de balai » est passé puisque plusieurs députés sortants ne retrouvent pas leur siège. Il est vrai que, en 1919, 43 % des députés sortants candidats n’ont pas été réélus au lieu de seulement 23 % en 1914. Il est vrai que, note-t-on à propos de l’Aquitaine entre 1870 et 1940, « les carrières des députés sont brèves : 8,6 ans en moyenne, soit environ deux mandats », même si « 22 % effectuent quatre mandats au moins » .

L’avocat Constant, de Bazas, élu depuis 1893, un court moment secrétaire d’État en 1911, ne figure pas sur la « bonne liste ». En effet, il appartient à ce groupe informel de candidats anticlemencistes qui est balayé, tout comme l’ancien journaliste Charles Chaumet. Au sujet de ce dernier, la presse évoque une sorte de mobilisation discrète mais ferme des clemencistes pour le bloquer, car il a exprimé à plusieurs reprises ses désaccords avec le président du Conseil. Or c’est une notabilité qui est ainsi éliminée puisque Chaumet, député radical depuis 1902, a été sous-secrétaire d’État chargé des travaux publics, des Postes & télégraphes en 1911-1913 et même ministre de la Marine en 1917. Mais il parvient plus tard, en janvier 1923, à rejoindre le Sénat et peut dès lors continuer à relier une idéologie centriste (président de l’Union démocratique & radicale) et ses connections avec le monde des affaires maritimes (Union des grands ports de France, Ligue maritime & coloniale, ministère du Commerce dans le gouvernement Painlevé I en avril-octobre 1925, sous le Cartel des gauches). Il aura donc effectué le mauvais choix en 1918-1919 et doit le payer par trois ans d’abstinence parlementaire…

Il fallait donc faire « le bon choix », ne pas se laisser aller à quelque radicalisme ou républicanisme dissident par rapport au courant clemenciste débouchant sur la « Chambre bleu-horizon ». C’est ce qu’ont compris des sortants plus lucides et habiles, tel Ballande ou tel Combrouze, maire de Saint-Émilion de 1896 à 1944, conseiller général depuis 1913 et député de la Gironde depuis 1906 : il obtient un ultime mandat jusqu’en 1924, avant de se replier sur ses exploitations viticoles.

Au-delà de la période d’étude, évoquons le sort de ces douze élus de 1919 : sept sont battus en 1924, deux ne se représentent pas. Seuls, dès lors, gardent leur siège Pierre Dignac, Yves Picot et Joseph Capus. Le raz-de-marée de l’après-guerre aura été bien endigué cinq ans plus tard…

Conclusion

Les élections législatives de l’automne 1919 contribuent au rétablissement du plein exercice de la démocratie républicaine et du suffrage universel. La Gironde constitue, semble-t-il, un cas particulier car c’est un phénomène quasi plébiscitaire qui en résulte : la liste d’union de plusieurs tendances politiques, de la gauche au centre droit, rafle tous les sièges et domine de loin, par le total des voix obtenues par chaque candidat (autour de 80 000), les autres listes, dont le centre non clemenciste (25 à 34 000) et les socialistes 23 000 à 29 000). Nombre de sortants sont « sortis ». Si une grande figure nationale émerge alors, avec Mandel, des anciens combattants et blessés de guerre tirent parti de leur aura patriotique (Picot, Dignac) ; l’enracinement notabiliaire joue aussi, pour Dignac et Combrouze, tout autant que l’influence économique, pour Ballande, Dupuy et Glotin, tandis que s’est exercée classiquement l’influence de la presse bordelaise, notamment La Petite Gironde. Bordeaux est privée de représentant socialiste alors que la gauche y pèse un petit quart des voix : celle-ci doit attendre les élections de 1924-1925 pour percer à nouveau. La droite conservatrice garde son noyau d’électeurs fidèles et constitue toujours une minorité robuste, en héritage du royalisme et du boulangisme , mais désormais au sein de la République.