Les banquiers et les leçons de l’Histoire

Les banquiers et les leçons de l’Histoire
(texte paru dans une version courte dans la Revue Banque en juillet 2018 et en version longue dans les Cahiers du GRETHA-Université de Bordeaux)

Hubert Bonin, professeur émérite & chercheur en histoire économique, Sciences Po Bordeaux et UMR CNRS 5113 GRETHA-Université de Bordeaux

L’historien des banques s’est toujours imposé la modestie car elles n’ont jamais, depuis le Moyen Âge, tiré les leçons de l’Histoire et la seule devise est donc la prévisibilité de l’imprévisibilité… L’on a annoncé le krach des banques chinoises depuis plusieurs années et des collègues jouent au « cygne noir » en prédisant un krach boursier et bancaire pour 2017 puis pour 2018… Il faut toujours parier sur « les banquiers lucides » ! À chaque fois, une sorte d’Armageddon a déclenché des tsunamis provoqués par des comportements collectifs orientés vers l’excès de croissance . Mais des « vainqueurs » se sont mieux sortis des crises et ont affirmé plus de capacité de résilience et de durabilité, telles Santander ou JP Morgan ainsi que plusieurs banques françaises.

À chaque époque et sur chaque place, une communauté de banques a su résister aux éruptions de crises, faire preuve d’une capacité d’anticipation, se prémunir contre « les esprits animaux » , voire la cupidité (greed) , qui perturbent la rationalité dans l’analyse des risques. Il faut isoler les poches de pertes, consolider ex ante les réserves bilantielles, nouer suffisamment de connections avec des réseaux de circulation des savoirs pour lutter contre l’asymétrie d’information et enfin entretenir des relations avec les pouvoirs publics afin de mettre en œuvre « la solidarité de place » en cas de besoin. Malgré l’évidence des données historiques , on ne peut parler d’héritages de l’Histoire en histoire bancaire, car, à chaque fois, les banquiers pensent que les circonstances sont différentes . Mais on peut susciter des rapprochements féconds, et les universitaires ne manquent pas d’y recourir .

1. Le retour du risque de contagion

Ce qui frappe l’historien, c’est en 2008 un nouveau phénomène de contagion, sur plusieurs places vacillant au bord du gouffre et de la panique . On a déjà connu de telles soubresauts de psychologie collective et de crise de confiance, dans les années 1878-1891, tant en Angleterre qu’en France, et plus encore en 1931-1932, après la chute du Credit Anstalt . En 2007-2008, de la crise de Bear Stearns à celle de Lehman Brothers , la méfiance s’est répandue aux États-Unis, avant de glisser en Europe (ABN-AMRO , RBS, Fortis, Monte dei Paschi di Siena, Dexia, etc.), sans parler des tensions endurées par la Société générale avec l’affaire Kerviel et par des banques espagnoles ou italiennes.

2. Les fièvres bancaires

Les fièvres spéculatives sont récurrentes. Le secteur de la promotion immobilière a toujours été source de troubles. Le Crédit mobilier des frères Pereire s’est effondré en 1867 notamment à cause de lourdes créances sur ses filiales immobilières. Albert Kahn avait surinvesti dans des projets de promotion dans le Nord et à Boulogne-Billancourt à la fin des années 1920. Au tournant des années 1990, Indosuez été affaiblie par des financements de grands programmes d’aménagement à Paris. On a redouté au tournant des années 2010 de mini-crises causées par des financements osés de firmes de centres commerciaux nombreuses et gigantesques aux États-Unis ou en Chine. Mais « la pierre » a toujours été fascinante par le côté grandiose de ses développements et par l’apparence de la sécurité « réelle » des immeubles servant de gage aux crédits.

Or l’on a une fois de plus constaté, lors de la crise des subprimes , que les sociétés bancaires spécialisées (telle Countrywide) ou les agences de banques de détail qui avaient accordé trop de prêts aux clients particuliers achetant une maison dans des lotissements immenses, dans l’Ouest des États-Unis notamment, ont franchi les limites du risque. À leur décharge, elles ont été portées par la vague idéologique qui, parmi les associations représentant des minorités sociales et parmi les élus (du président Clinton et de parlementaires aux gouverneurs), encourageait la promotion sociale des petit-bourgeois et couches populaires supérieures et donc leur accession au statut de propriétaire de leur logement – avec en sus souvent des crédits à la consommation pour l’équiper, d’où de fatales distorsions cognitives quant à la capacité de durabilité d’un tel surendettement .

Les banquiers ne savent que difficilement identifier le seuil du « retournement », quand l’économie globale d’un secteur atteint le plafond de crédit au-delà duquel on dérive vers le surendettement, du promoteur immobilier comme de l’acheteur du logement. La rationalité des analyses des risques, toujours disponibles et « raisonnables », se heurte souvent à l’irrationalité provoquée par la compétition entre banques et des taux de croissance sectoriels et régionaux favorables, sans qu’on puisse identifier quand le boum cyclique est censé culminer.

C’est l’esprit moutonnier et panurgiste qui trouble la perception des réalités par des banques victimes de leur aveuglement jusqu’au-boutiste, sans qu’on sache quand on est « au bout » du cycle. Comme un banquier l’a dit en 2007, la danse continue « tant que l’orchestre joue », jusqu’à ce que le Titanic coule ! Cette course excessive à la taille du bilan aura causé une fois de plus des chutes de la Roche tarpéienne où des établissements étaient trop haut montés ! Et les publications académiques sur le « management comportemental » n’ont guère été utilisées par les banquiers…

3. Des PME aux jeunes pousses

On se rappelle que le Crédit lyonnais s’était voulu « la banque des PME » sous l’impulsion de l’équipe de Pierre Bérégovoy, soucieuse de renouveler le tissu de la croissance française au tournant des années 1990. Mais « le pouvoir de dire oui », comme le proclamaient les publicités de la banque, avait débouché sur un excès de prêts aux PME et à d’énormes déboires, contribuant à la chute du Lyonnais en 1993.

Une crise identique avait sapé la capacité de survie de nombre de caisses régionales du Crédit agricole mutuel ou des Banques populaires surgies dans le sillage de la loi de 1917 : elles s’étaient effondrées en 1929-1935, avant que les deux Caisses centrales ne fixent des règles de gestion rigoureuses. Au même moment, des centaines de banques locales, départementales ou régionales étaient tombées, victimes d’une stratégie de « banque relationnelle » exacerbée, d’une trop grande proximité avec les clients patrons de PME ; plusieurs d’entre elles avaient alors rejoint le groupe décentralisé du Crédit industriel & commercial.

En 2001-2002, c’était la « nouvelle économie » numérique qui, aux États-Unis et en Europe, a nourri des flots d’inquiétude quant au sort des créances portées par les établissements bancaires. En revanche, depuis une douzaine d’années, nombre de jeunes pousses ont vacillé car elles ont mal maîtrisé une croissance trop rapide et les besoins de trésorerie qui en découlaient. Même sans crise véritable, les banques jouant la proximité avec l’innovation doivent veiller au grain et, surtout, se doter des moyens de soupeser la viabilité de clients engagés dans des branches innovantes.

4. Sauter dans le train des révolutions industrielles et …en sauter

La crise récente a confirmé combien les banques ont dû mal à déterminer si leurs clients anciens sont capables de monter dans le train des mutations imposées par la troisième révolution industrielle, qui a décollé au tournant des années 1980, avec des phases d’accélération comme en ce moment. Malgré leur art de la « banque transactionnelle » qui passe au tamis les engagements, les bilans et les risques, tout encours de crédit envers un groupe resté trop classique est un pari. Va t-il pouvoir comprendre les stratégies nécessaires pour regonfler sa capacité d’autofinancement et éviter de dévorer ses fonds propres (délocalisation de la production vers des pays à bas coûts, circuits numériques de vente, investissements dans des méthodes révolutionnaires de conception puis de fabrication, etc.) ?

Beaucoup d’entre elles ont été portées à bras le corps par leurs banquiers. On sait que, en pionnière, Creusot-Loire s’est effondrée en 1984, tandis que des firmes ont été secouées par des crises récurrentes, ayant souvent conduit à leur éclatement (Rhône-Poulenc, etc.) ou à des fusions transeuropéennes (sidérurgie) ou transatlantiques (Pechiney). Les groupes textiles ont été balayés, la mécanique déstabilisée. À chaque fois, les pools bancaires ont dû négocier ardemment avec les autorités (Trésor, Comité de restructuration industrielle, Industrie) et parfois les administrateurs judiciaires de lourds abandons de créances, l’octroi de lignes de crédits salvatrices aux repreneurs ou aux survivants. La crise structurelle de transition de la deuxième à la troisième révolutions industrielles aura été cruelle pour les banquiers. C’avait déjà été le cas dans les années 1880-1900 quand de grosses entreprises régionales avaient dû fermer leurs usines historiques, diversifier leurs implantations régionales (vers la Lorraine pour la sidérurgie) : leurs banquiers nationaux ou locaux avaient dû effacer des dettes.

Or, au cours d’une transition stratégique au cœur d’une révolution industrielle, des groupes peinent à s’alléger des filières ou implantations fragiles, à se recentrer, à changer leur modèle économique (business model). Les banques « remettent au pot » sous la pression de la fidélité envers leurs clients, de la « communauté de place » soucieuse d’éviter le pire, ou de la puissance publique. Il aura fallu ainsi du courage aux banquiers du groupe André (biens de grande consommation), de Bélier (fonderie pour l’automobile), de PSA-Peugeot, de Doux (poules) ou, en symbole d’envergure, d’Alstom. Certes, la banque d’affaires permet de « se refaire » un peu grâce aux restructurations qui accompagnent souvent de telles crises ; mais la banque commerciale aura souffert de l’annulation de créances.

Enfin, la globalisation elle aussi n’aura pas manqué d’aléas . Des firmes se sont lancées à corps perdu dans une internationalisation rapide et puissante. Foncer dans de trop nombreux pays leur aura coûté cher en fonds propres mais aussi en « crédits syndiqués ». La crise de 2007-2009 a imposé à nombre d’entre elles de « réduire la voilure », de se concentrer sur des marchés jugés essentiels. Cela a été le cas pour Casino, etc. Aussi des banques ont-elles dû tirer le signal d’alarme du surendettement ou de la capacité de remboursement à cause de l’érosion du taux de profit final et d’une surconsommation de trésorerie. Brûler des crédits de trésorerie a été trop fréquent, et nombre de responsables sectoriels au sein des états-majors bancaires ont valsé en conséquence.

5. Les risques de l’innovation financière et bancaire

Chaque révolution bancaire a bénéficié d’innovations stimulantes. La première avait vécu les émissions syndiquées de valeurs d’équipements (project financing), comme dans les chemins de fer et les canaux, de grosses lignes de titres au profit d’États étrangers. La deuxième aura vu naître le crédit à moyen terme, l’affacturage, les eurocrédits (vers des clients étatiques ou privés), etc. Outre la gestion d’actifs, la troisième a été riche en « nouveaux produits », et en particulier les dérivés et la titrisation des crédits en valeurs plurisectorielles et plurirégionales permettant une banalisation garante de la « disparition » des risques… Plus généralement, elle a cru pouvoir bénéficier d’une large et immense mutualisation des risques de crédits, à des sociétés multinationales mais surtout à des États : d’énormes « matelas » d’eurodollars, de pétrodollars, d’Asan dollars, épaissis par les gigantesques disponibilités chinoises, ont alimenté ces flux. Une telle « croyance » a fait croire que toute crise de liquidité (puis de solvabilité) était devenue incroyable !

Jadis, la première révolution bancaire s’était mal terminée à cause de la fameuse crise de l’Argentine en 1890, qui avait fait tomber la merchant bank Baring et secoué les places européennes. Celles-ci avaient dû mettre sur pied des syndicats d’émission interbancaires, afin de mieux partager informations et garanties. La Grèce elle aussi avait (déjà) souffert à plusieurs reprises. Un modèle de la crise financière de pays émergents avait pu être dessiné par les experts de l’époque puis par les historiens. On l’a oublié au début de ce siècle, d’où les quasi-défauts de la Grèce, de Dubaï (renfloué par ses voisins), avant que, en 2018, l’Argentine elle-même ne revienne semer le trouble sur les marchés, accompagnée par le Venezuela, tandis que plusieurs pays africains vacillent (Égypte, épaulée par l’Arabie saoudite, etc.), d’où parfois le repli des banques françaises.

6. Les vautours de la fraude toujours en vol

Chaque crise bancaire a été marquée par des fraudes. Jusqu’alors discrètes, elles sont apparues au plein jour lors des krachs : fraudes dans les bilans des entreprises, dans ceux des banques (avec trop de risques dissimulés dans les profondeurs d’un bilan controuvé, voire hors-bilan) ; escroqueries de spéculateurs félons ; circuits de blanchiment d’argent ou de fraude fiscale. Le « grand » Charles Ponzi (1919-20) n’aura guère suscité de leçons de sa « pyramide », souvent reproduite La crise des années 1930 a laissé la trace de Marthe Hanau, d’Oustric, sans parler de l’affaire Stavisky. La crise récente a été sublimée par l’époustouflant Bernard Madoff qui aura réussi à berner toute une strate de la grande bourgeoisie new yorkaise en 1960-2008. Ce sont les places tout entières qui se fissurent d’autant plus quand le venin distillé par ces escrocs s’insinue et intensifie la crise de confiance.

7. Le débat autour de l’autorégulation des banques

Pour clore ces rapprochements entre passé et présent, il faut débattre de l’alternative entre une économie de marché libérale et une économie régulée. Jadis, chaque crise bancaire avait débouché sur de telles questions. L’Angleterre avait conclu à la nécessité de brider quelque peu l’action des banques, d’où la loi de 1844 . La France, quant à elle, n’avait pas souhaité leur imposer d’autres textes que ceux sur les sociétés anonymes, y compris en pleine crise des années 1930. Or la Suisse, la Belgique ou les États-Unis (loi Glass-Steagall en 1933) avaient compris la nécessité d’organiser la profession par des règles adaptées à chaque sous-ensemble. Ce n’est que sous le régime de Vichy (loi de 1941) et à la Libération (loi de 1946, nationalisation des quatre grandes banques de dépôts et de la Banque de France) que la puissance publique a fixé des règles et caractérisé les divers types de banques et de crédits .

Une tendance à la libéralisation a pris corps parce que les experts et les autorités ont pensé que cela aiderait les économies à croître plus vite, les entreprises à investir plus fortement, les innovations de produits à se diffuser plus intensément. On a prôné le modèle de « la banque universelle », encouragé la fusion des banques de dépôts et des banques d’affaires, leur diversification (loi Debré-Haberer de 1966 en France) et enfin leur unicité (loi Delors en 1984. Le point culminant a été l’abrogation de la loi Glass-Steagall en 1999, quand Bill Clinton et les parlementaires se sont laissé convaincre des vertus de la dérégulation par des universitaires et Larry Summers face aux rappels à la prudence et aux inutiles leçons de l’Histoire .

Tant de livres et articles ont analysé comment la crise de 2007-2009 a remis en cause les certitudes de l’autorégulation des marchés et des banques et celles procurées par les agences privées d’évaluation de la qualité des titres . Le manque de lucidité et surtout une prodigalité, une inconscience et même une gestion aléatoire (avec de « mauvaises pratiques » comme des hors-bilans immenses, comme chez Lehman Brothers) ont conduit à une re-régulation bancaire. Il a semblé impensable de laisser éliminer les banques « pécheresses » car le risque systémique aurait été explosif, comme on s’en est aperçu après voir laisser s’effondrer Lehman : les banques étaient « trop grosses pour chuter » , d’où le rôle clé du prêteur en dernier ressort – comme l’avait suggéré jadis Walter Bagehot –, des banques centrales et, au premier chef, de la Fed américaine .

Chaque pays et la Zone euro (BCE et Autorité bancaire européenne en 2010) et la France (Autorité de contrôle prudentiel & de résolution, 2010) a mis en place des codes de bonne conduite destinés à rétablir les « bonnes pratiques ». Comme dans les années 1930, une restructuration de plusieurs places (Italie, Allemagne, Espagne, Royaume-Uni) a conduit à des fusions. La place parisienne a vu naître BPCE, tout comme sa crise avait conduit le Crédit lyonnais à s’intégrer auparavant dans un groupe (Crédit agricole). Si BNP Paribas est née dès 2000, elle a pris le contrôle de Fortis (en Belgique) après la crise.

L’entrecroisement entre passé et présent est censé rendre plus « intelligent » : la sagesse des autorités bancaires chinoises face aux tensions des banques et des firmes, les méditations sans fin sur Bâle IIbis, Bâle III et Bâle IV au niveau international, les soucis de la direction du Crédit agricole quant à l’équilibre pertinent entre ses caisses régionales, son Siège parisien et sa grande filiale Crédit Agricole Commercial & Investment Banking, les discussions sur la reconfiguration du modèle stratégique (comme chez Deutsche Bank, Société générale ou Unicredit) sont autant de signes qu’on réfléchit partout aux parcours de l’histoire à venir des places bancaires.

En correspondance avec les normes de supervision , le boum des activités de conformité (compliance), avec souvent plusieurs milliers de salariés, exprime lui aussi cette aspiration à la vigilance et à la sécurité alors que le premier « chief risk officer » n’est apparu dans les banques qu’en 1992 (chez GE Capital), après le tout premier Risk Management Department, en 1987, chez Merrill Lynch, donc à cause du krach obligataire de 1987.

Il faut en appeler à l’Histoire pour ne pas avoir à reconstituer l’histoire des bulles, des crises, des krachs : économistes et historiens ne peuvent malheureusement qu’inciter les banquiers à prendre le temps de se plonger dans des livres éclairants !