Histoire des centristes-progressistes

Les défis du progressisme centriste

La probable victoire d’Emmanuel Macron conduit à s’interroger sur la capacité de tels dirigeants « rassembleurs » à gouverner dans la durée. En effet, ce candidat qui se veut centriste-progressiste, ni à droite ni à gauche, ou plutôt à la fois à gauche et à droite, ne sera pas le premier chef du pouvoir exécutif à se positionner au centre des centres, à la fois au centre gauche et au centre droit. Que peut nous apprendre l’Histoire à ce sujet, quant à la durabilité d’un tel projet ? Généralement, les chefs de gouvernement ou d’Etat élus à une forte majorité tiennent bon entre quatre et six/sept ans, voire plus, comme les opportunistes en 1877-1892, ou, bien plus tard, les gaullistes. Et certaines majorités apparemment solides ont pu se décomposer, comme les deux Cartels des gauches, le Front populaire ou celle de Jacques Chirac en 1995-1997.

Etre bien ancré à gauche ou à droite n’est donc pas une garantie de durée. Mais la République a connu plusieurs gouvernements formés autour d’un dessin centriste-progressiste. Quand les républicains se divisent entre radicaux et centre-gauche, une majorité se forme à la Chambre des députés, confirmée en 1893 aux élections. Ces « Progressistes », incarnés par Jules Méline (avec aussi les jeunes Raymond Poincaré ou Paul Deschanel), rejettent la gauche mais ne sont en aucun cas des conservateurs, même si le Ralliement d’une partie des catholiques les consolide sur leur droite. Or ces Progressistes tiennent de 1892 à 1899 : ils font voter plusieurs réformes importantes, qui entendent assurer la compétitivité économique, fédérer les couches sociales, protéger les petites et moyennes entreprises. On crée les caisses régionales du Crédit agricole, pour les petits paysans ; on renforce modérément le protectionnisme et les compétences des Chambres de commerce (1898) et on monte l’Office national du commerce extérieur (1898), pour les patrons ; on étend les responsabilités du ministère du Commerce dans le domaine du travail (1894-1899) et on institue l’assurance contre les accidents du travail (1898) et les écoles professionnelles du commerce & de l’industrie (1892), tout en réformant l’Inspection du travail (1892-94), pour les salariés. Plus tard, en 1926-1928, se forme autour de Raymond Poincaré (âgé mais jeune d’esprit) une majorité allant du centre-droit aux Radicaux. La politique monétaire est la priorité, avec la stabilisation puis la dévaluation du franc. Mais, tous deux en 1928, le ministre de l’Instruction Edouard Herriot (centre-gauche) met en place la gratuité de l’enseignement secondaire ; et le ministre du logement Louis Loucheur (centre-droit) crée les habitations à bon marché, les ancêtres des HLM, avec la construction en cinq ans de 500 000 logements sociaux.

Plus proche de nous, une tentative de centre des centres s’esquisse en 1954-1956 : en rupture avec la droite de 1951-1953, on fédère des gaullistes (droite dure, à l’époque), comme Jacques Chaban Delmas, des modérés et des radicaux, pour réformer le monde agricole en effervescence, l’empire colonial en révolte et une économie qui vient d’achever sa reconstruction et le premier Plan mais manque de compétitivité. Pierre Mendès France devient même président du Conseil en 1954 mais il n’a que le temps de résoudre la question indochinoise et d’esquisser du réformisme en Afrique du Nord. C’est Edgar Faure (droite du centre-gauche, qui avait lancé l’expression « ni droite ni gauche » dès la fin des années 1940…), son ministre des Finances, qui inspire une stratégie réformiste en 1955-1956 depuis Matignon. Plus récemment, enfin, après l’échec d’un réformisme de droite conduit par Jacques Chaban-Delmas (« la Nouvelle Société ») en 1969-1972, Valéry Giscard-d’Estaing rassemble une droite ouverte (autour de Jacques Chirac), le centre-droit (Indépendants) et le centre (Jean Lecanuet) pour faire évoluer la société (droit de vote à 18 ans, loi Veil sur l’IVG, rapprochement familial pour les immigrés, etc.), l’économie (monnaie, politique industrielle, stratégie des « champions nationaux », accélération de la concentration agricole, etc.). Et cette fédération des modérés s’affirme encore plus en 1976-1978, quand Raymond Barre s’appuie sur l’UDF et les gaullistes modérés (Robert Boulin) pour accentuer l’élan de modernisation face à la crise de plusieurs branches d’activité.

Emmanuel Macron dispose ainsi de plusieurs exemples pour animer son progressisme rassembleur et réformateur. Serait-ce alors que le centre des centres aura été une réussite historique ? Or ces majorités ont toutes été victimes d’une crise de durabilité… C’est que ces rassemblements peu ou prou hétéroclites ont toujours fini par se fissurer sur des clivages idéologiques. Généralement, le réveil de la gauche incite le centre-gauche à glisser vers elle : c’est ce qui se passe quand l’Affaire Dreyfus et des grèves importantes incitent à constituer un Bloc des gauches en 1899-1905. Quand Poincaré se retire de la vie politique après les élections de 1928, les droites et centre-droit tissent une union qui écarte le centre-gauche ; les Radicaux basculent dans l’opposition et conduisent le second Cartel des gauches en 1932-1934. Faure dissout l’Assemblée en janvier 1956, croyant que le peuple consacrerait la légitimité du centrisme progressiste ; mais nombre de salariés, insatisfaits d’une croissance insuffisamment redistributrice en revenus, préfèrent porter la vraie gauche au pouvoir, avec le Front républicain, tandis que Mendès-France lui-même paraît trop en décalage par rapport à la ligne trop « dure » alors choisie en Algérie.

Enfin, Valéry Giscard-d’Estaing croit que le vote en faveur de sa majorité en 1978 lui permet de durcir ses positions politiques : il lui faut se protéger à droite face à la poussée gaullo-chiraquienne du RPR et faire face aux grandes manifestations et grèves contre les restructurations industrielles, d’où une politique dure à la Justice (loi Sécurité et liberté) et à l’Intérieur. L’UDF apparaît alors plutôt comme une renaissance du Centre national des indépendants & paysans d’Antoine Pinay que comme un mouvement réellement réformiste. D’ailleurs, dès 1974, le courant dit des Réformateurs, autour de Jean-Jacques Servan-Schreiber, n’avait pu prendre réellement une place significative au sein de la majorité.

Emmanuel Macron ne sera par conséquent pas le premier à lancer un rassemblement consensuel des centres progressiste et réformateur. Mais chaque essai aura souffert du glissement à gauche des électeurs de centre-gauche au bout de quelques semestres et du durcissement de ceux de centre-droit, nostalgiques de l’alliance avec les droites, par résurgence du conservatisme. La notion de progressiste est évidemment floue ; pour la mettre en œuvre, il faut un dirigeant et une équipe de tempérament et de vision, une force de conviction symbolique et parlementaire déterminée ; et une habileté de haut de gamme afin de maintenir le ciment d’une majorité sans cesse remise en cause car résultant d’alliances des tendances tentées de revenir vers leur point d’ancrage classique. Ou alors il faudra, comme De Gaulle en 1958 (avec son UNR) et en 1962 (avec la dissolution), affirmer une volonté ferme et claire et suivre une démarche « gaullienne ». Hubert Bonin