Décès de mon directeur de recherche Maurice Lévy-Leboyer

Impressions du professeur Bonin (Université de Bordeaux) à propos de son Maître Lévy-Leboyer Le professeur Maurice Lévy-Leboyer est mort la semaine dernière, à 94 ans. Je l’avais rencontré quand j’étais élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, en première année; je suivais en effet les cours de la licence d’histoire à l’université de Paris 10-Nanterre, et je m’étais inscrit, un peu par hasard, au cours d’histoire économique. C’est là que j’avais écouté avec passion un enseignant riche d’idées, un peu touffu, mais brillant et, cela a toujours été essentiel pour moi, un défricheur, un brasseur de débats. Son assistant, pour le TD, était Albert Broder, qui nous initiait à la statistique de base ! Tout cela ne nous rajeunit donc pas!!!!! Mais, en maîtrise, j’avais préféré suivre la filière d’histoire politique, auprès de Philippe Vigier. J’en étais sorti content (avec un mémoire de maîtrise sur Le Progrès de Lyon sous le Second Empire), mais quelque peu dubitatif sur l’originalité de l’histoire politique et sur la portée de ma recherche… Comme, pendant la préparation à l’agrégation à l’ENS, il y avait eu beaucoup d’histoire économique (la Grèce archaïque : un peu ; Marchands au Moyen Age : beaucoup ; L’Angleterre au XVIIe siècle : pas mal), j’ai décidé, après l’agrégation, de me spécialiser en histoire économique, et c’est là que j’ai choisi de faire ma thèse de 3e cycle sous la férule de M. Lévy-Leboyer. Il m’a fait confiance, grande confiance, en me confiant la lecture des archives non classées de la Banque nationale de crédit, aux Archives nationales, où j’allais me servir au sous-sol avec un chariot et travaillais dans le bureau d’Isabelle Brot-Guérin, la responsable des archives économiques ! On en rêverait aujourd’hui… On ne peut pas dire que Lévy-Leboyer était de « bon conseil », car il suivait peu son chercheur, en fait. Cela explique que j’ai surtout bénéficié des conseils techniques d’A. Broder et souvent travaillé avec Jean Bouvier puis Alain Plessis, notamment. Mais Lévy-Leboyer était riche en idées, lors de nos tête à tête chez lui, où il était un hôte charmant et convaincant, ou lors du séminaire d’histoire économique (François Caron,Jean-Noël Jeanneney, René Girault, Bouvier !!). Il était toujours riche en suggestions utiles, en pistes de débats et de recherches, surtout pour le modeste professeur de collège que j’ai été pendant dix ans. Une certaine empathie nous aura réunis : il m’avait ainsi choisi comme remplaçant pour mon tout premier colloque international, à la Fondation Bellagio, au bord du lac de Côme, au début des années 1980 ; et, comme d’autres « jeunes » (Catherine Omnès, Michel Lescure, Marc Meuleau, Pierre Lanthier, André Thépot ou Nathalie Carré-de Malberg notamment), il m’a convié à participer à plusieurs des (grands) colloques qu’il aura co-présidés dans le cadre du CHEFF-Comité pour l’histoire économique et financière de la France. Bref, l’intérêt qu’il avait suscité en licence puis son esprit brillant expliquent en partie ma carrière universitaire et académique, même s’il n’aura jamais été un « mandarin » conduisant les élections et l’affectation de ses « poulains »… Il fallait se débrouiller tout seul, en des temps où le « schéma de carrière » n’était pas aussi formalisé qu’aujourd’hui – d’où le départ de M. Meuleau (historien de la Banque de l’Indochine) pour la banque Indosuez, où il a accompli un parcours solide entre Paris et l’Asie, et mes propres années en entreprise. Mais on formait une petite « secte » d’historiens de la banque et de la finance, en parallèle aux deux communautés d’historiens d’entreprise cristallisées autour de François Caron et de Patrick Fridenson, excellents conseillers de leurs thésards. C’est pourquoi je lui resté fidèle et ai engagé mon doctorat d’État sur la piste des banques françaises de l’entre-deux-guerres. Il avait dès lors magistralement conduit le processus qui avait abouti à la soutenance de ma thèse de doctorat, à Nanterre, en janvier 1995 (avec, comme jury: F. Caron, Jean-Charles Asselain, Marseille, Lévy-Leboyer, Plessis). Je ne suis pas sûr qu’il avait lu cette thèse en entier… Mais il avait laissé F. Caron animer le jury avec succès ! Dans le cadre de ces remarques personnalisées, je me suis souvent positionné « contre » sa démarche intellectuelle, à dire vrai. C’est que le fulgurant Lévy-Leboyer était capable de prendre une série de chiffres et d’en tirer des analyses scintillantes et des conclusions novatrices, mais parfois avec quelques idées un peu en porte-à-faux par rapport à des réalités plus humbles et terre-à-terre. Cela dit, c’est avec de tels coups portés aux idées reçues qu’il aura lancé des recherches stimulantes sur le patronat français, sur le système bancaire français des XIXe et XXe siècles (avec des chapitres flamboyants et solides dans les volumes de l’énorme Histoire économique et sociale de la France, aux PUF), sur la croissance, la compétitivité et le degré d’ouverture de l’économie française. Ce qui m’avait attiré enfin était son esprit d’ouverture à l’histoire internationalisée, loin du localisme régional ou franco-français. Il en usait parfois – par des voyages, cours et colloques nombreux de par le monde, à une époque où cela ne se pratiquait pas encore et où les budgets académiques étaient chiches… Précisons qu’il aura été l’un des piliers fondateurs de l’European Association for Banking & Finance History (EABH), de Francfort, au début des années 1990, non seulement parce qu’il parlait un anglais fluide, mais aussi parce qu’il savait parler d’égal à égal aux grands maîtres européens et aux banquiers ! En tout cas, on peut assurer qu’il s’est montrée en une magnifique force de levier pour stimuler une histoire comparatiste alors pionnière – il la partageait avec Paul Bairoch, bien sûr ! – et ainsi donner un nouveau sens à l’histoire économique française elle-même, au cœur du cercle des macro-économistes Jean Marczewski, Tihomir J. Markovitch, Jean-Claude Toutain ou François Crouzet. Ce qui était d’ailleurs fascinant était sa capacité à être leur égal en histoire « à chiffres et séries » tout en rédigeant des développements « littéraires » du meilleur style ! Il n’aura pas eu autant de disciples français que F. Caron ; il n’aura pas eu le rayonnement médiatique d’un Marseille ; il n’aura pas été le pilier des associations et des séminaires d’histoire économique internationales comme P. Fridenson. Pourtant, il aura nourri une « descendance » intellectuelle, elle-même dorénavant transmise aux docteurs de ses propres docteurs. Et il aura consolidé avec dynamisme et rayonnement la « chaire d’histoire économique » de Paris 10-Nanterre, en cédant le relais à Alain Plessis, Michel Lescure et maintenant Sabine Effosse. Quelques références : À PROPOS DES BANQUES • Maurice Lévy-Leboyer, Les banques européennes et l’industrialisation internationale dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, PUF, 1964 (818 pp.) [voir la riche analyse de François Caron dans : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1968, volume 23, n°3, pp. 616-632, disponible sur le site Persée]. • Maurice Lévy-Leboyer, « La spécialisation des établissements bancaires », in Fernand Braudel & Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, 3, premier volume, 1976. • Maurice Lévy-Leboyer, « Le crédit et la monnaie. L’évolution institutionnelle », in Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, tome 3, volume 1, Paris, PUF, 1976. • Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Les banques en Europe de l’Ouest de 1920 à nos jours, Paris, Comité pour l’histoire économique & financière de la France, 1995. À PROPOS DU PATRONAT • Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », Le Mouvement social, n°88, juillet-septembre 1974, pp. 3-49. • Maurice Lévy-Leboyer, « Hierarchical structure, rewards and incentives in a large corporation: The early managerial experience of Saint-Gobain », in Norbert Horn & Jürgen Kocka (dir.), Recht and Entwicklung der Grossunternehmen im 19. und frühen 20 Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1979. • Lévy-Leboyer (dir.), Le patronat de la seconde industrialisation, cahier n°4, Le Mouvement social, Paris, Éditions ouvrières, 1979. • Maurice Lévy-Leboyer, « The large corporation in modern France », in Alfred D. Chandler & Herman Daems (dir.), Managerial hierarchies, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1980. • Maurice Lévy-Leboyer, « The large family firm in French manufacturing », in Akio Okochi & Shigeaki Tasuoka (dir.), Family Business in the Era of Industrial Growth: Ownerhip and Management, Tokyo, Tokyo University Press, 1984. • Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il échappé à la loi des trois générations ? », Le Mouvement social, n°132, juillet-septembre 1985, pp. 3-7. • Maurice Lévy-Leboyer (et alii, dir.), Multinational Enterprise in Historical Enterprise, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. • Maurice Lévy-Leboyer, « La grande entreprise française : un modèle français ? », in Maurice Lévy-Leboyer & Jean-Claude Casanova (dir.), Entre l’État et le marché : l’économie française des années 1880 à nos jours, Paris, Seuil, 1991. À PROPOS DE LA CROISSANCE ECONOMIQUE ET INDUSTRIELLE : • Maurice Lévy-Leboyer, « La croissance économique en France au XIXe siècle. Résultats préliminaires », Annales E.S.C, tome XXIII, n°4, juillet-août 1968, pp. 788-807. • Maurice Lévy-Leboyer, « La décélération de l’économie française dans la seconde moitié du XIXe siècle », Revue d’histoire économique et sociale, n°4, 1971, pp. 485-507. • Maurice Lévy-Leboyer (dir.), La position internationale de la France (Aspects économiques et financiers), Paris, EHESS, 1977. • Maurice Lévy-Leboyer, « La dette publique en France au XIXe siècle », in La dette publique aux XVIIIe et XIXe siècles. Son développement sur le plan local, régional et national, Bruxelles, Crédit communal de Belgique, collection « Histoire Pro Civitate », 1980. • Paul Bairoch & Maurice Lévy-Leboyer (dir), Disparities in Economic Development since the Industrial Revolution, Londres, McMillan, 1981 ; New York, Saint-Martin’s Press. • Maurice Lévy-Leboyer & François Bourguignon, L’économie française au XIXe siècle. Analyse macro-économique, Paris, Économica, 1985. • Maurice Lévy-Leboyer, « Le processus d’industrialisation. Le cas de l’Angleterre et de la France », Revue historique, avril-juin 1988, pp. 281-298. • René Girault & Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe, Paris, CHEFF, 1993. • Maurice Lévy-Leboyer et Henri Morsel (dir.), Histoire de l’électricité en France, tome II, 1919-1946, Paris, Fayard, 1994. • Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Histoire de la France industrielle, Paris, Larousse, 1996.