Débats autour de noms de rue à Bordeaux attribués à d’éventuels négriers

Hubert Bonin s’est vu chargé d’une mission académique par un comité de la Ville de Bordeaux chargé de réfléchir à l’amélioration de la mémoire de la traite négrière dans la cité-port, en intensifiant le lien entre histoire et mémoire, afin de dissiper les exigences quelque peu démagogiques de groupements portés vers l’outrance, loin des contraintes imposées par le respect de l’Histoire et de la méthode historienne. H. Bonin a donc fourni des textes qui pourraient servir de base aux réflexions sur l’apposition d’un lien numérique entre un nom de rue « contesté » et une analyse historique. Voici treize textes ainsi élaborés dans ce cadre, dans l’attente de l’évolution du processus..
Une douzaine de fiches sur des porteurs de nom de rue ou de place à Bordeaux, qui auraient été impliqués directement ou indirectement dans la traite des Noirs
(16 juin 2018)

Fiche 1. Pierre Balguerie-Stuttenberg

Pierre Balguerie-Stuttenberg est le nom pris après son mariage en 1809 avec Sophie, la fille d’un négociant en vin venu de Lübeck (où il est né en 1743) ou de Hambourg dans les années 1760, Mathias Stuttenberg, époux d’Anne Schyler, fille d’un Hambourgeois établi comme négociant en vin à Bordeaux. Lui-même et son frère Jean-Isaac Balguerie sont deux gros négociants de Bordeaux du début du XIXe siècle. En mars 1798, à 19 ans, Pierre Balguerie est entré comme apprenti dans la maison Biré & Verdonnet (dirigé par Louis Biré et David Verdonnet) qui vendait des toiles à Bordeaux ; en 1805, il devient son patron après que ses employeurs se retirent des affaires. Grâce à la fortune héritée de son père, de son esprit d’entreprise et de son capital de relations dans la haute bourgeoisie girondine, il la développe fortement dans le négoce des vins, des toiles et des denrées coloniales et la dirige jusqu’à sa mort en 1825. Les filles de Pierre Balguerie épousent l’une le négociant bordelais Alexandre de Bethmann, l’autre le négociant du Havre Édouard Lemercier de Boisgérard.

Si ce nom de rue lui est attribué en 1864, c’est pour mettre en valeur l’œuvre de ce notable en faveur de l’équipement de la ville : animation de la société bâtissant le Pont de pierre en 1817 ; participation à la création à Bordeaux de la deuxième Caisse d’épargne de France dès 1819 et de la Banque de Bordeaux qui sert de banque centrale en Gironde en 1818-1848 ; association à la mise sur pied, le long des quais, de l’Entrepôt réel, pour les marchandises importées et stockées « sous douane » avant réexportation ; et participation aux activités de la Chambre de commerce.

Ce grand nom de l’histoire marchande et bourgeoise de Bordeaux a été l’un des plus contestés par les dénonciateurs de l’héritage de la traite négrière dans l’histoire économique de la cité-port. Or Pierre Balguerie-Stuttenberg, né en septembre 1778, n’a pu participer au boum négrier des années 1780-1790. En revanche, son père, Jean Balguerie (issu du Lot-et-Garonne actuel), a bien profité du système colonial reliant Bordeaux et les Antilles : en tant que négociant en liaison avec les plantations – qui utilisaient des esclaves – ou en tant qu’époux depuis 1772 d’une créole, Marie-Marguerite Corregeolles, fille d’un négociant de Saint-Domingue. Il a cessé son activité commerciale en 1793 et s’est retiré en Gironde ; il apporte 30 000 francs au capital de 110 000 francs dont dispose son fils en 1809, donc une somme modeste qu’on pourrait attribuer à l’héritage de ses affaires transatlantiques.

Pierre Balguerie, quant à lui, pratique l’armement maritime avec les Antilles, donc en participant au commerce dont une partie est alimentée par les productions des plantations avant l’abolition de l’esclavage, avec trois navires vers La Martinique et deux vers La Guadeloupe en 1825. Il est partie prenante du système de production et d’échanges transatlantique et caribéen, qui inclut l’esclavage outre-mer, mais pas du système négrier. C’est le seul capitalisme marchand classique qui a enrichi ce grand bourgeois, qui a investi dans des biens immobiliers et viticoles (Gruaud Larose en 1812).

Néanmoins, il avait entrepris (avec deux associés) en décembre 1814 de faire construire à Brest et d’armer un navire de traite négrière en 1815, L’Africain ; par chance, l’interdiction de la traite par Napoléon le 29 mars 1815 a empêché ce navire d’appareiller, malgré les efforts auprès des autorités au tout début de la Restauration. C’est révélateur des contradictions des mentalités et des croyances (surtout pour un protestant) au sein de bourgeoisies marchandes hésitant entre la résurgence de l’ancien temps négrier et l’avenir réel du commerce – même si, pendant quelques décennies, celui-ci continue à être partie prenante du système de production et d’échanges multi-territorial lié à l’esclavage caribéen, américain ou brésilien.

Signalons que le nom de Balguerie a été aussi porté (mais avec un lien familial remontant à l’arrière-grand-père Jacob Balguerie), par Jean-Étienne Balguerie junior (1756-1831). Il a été capitaine au long cours à partir de 1779 sur les mers des Antilles et de l’océan Indien et même en Chine. Mais il s’insère aussi dans le système du commerce lié à la traite des Noirs, entre 1783 et 1794 : il a investi presque toute sa fortune dans trois navires qui pratiquent la traite et le trafic colonial avec l’Île de France et Cap-Français : L’Hippopotame, L’Horizon et L’Hector. Associé en 1788-1792 avec le Genevois Jean-Louis Baux, dans Baux & Balguerie, il organise six armements vers l’Île de France, sans traite négrière. Replié sur le commerce ans le Sud-ouest, il relance l’armement maritime en 1795 et pratique la course anti-anglaise ; puis il monte une troisième et ultime expédition négrière en 1803. Il se reconvertit ensuite dans un négoce délaissant les Antilles et devient un grand notable sous la Restauration : il est élu à la Chambre de commerce de Bordeaux et député (entre 1827 et 1830), et sa fille épouse Henri Lawton, de la maison de courtage de vins, ce mariage étant l’un des plus riches de l’époque (avec 240 000 francs d’apports des deux parents).

Fiche 2. Pierre Baour

Pierre Baour III (1778-1850) est l’héritier – avec son frère Jean-Louis II (1798-1873) – d’une grande maison de négoce du XVIIIe siècle, qu’il développe après l’Empire. Il est membre du Tribunal du commerce dans les années 1810-1820 et son président en 1826-1828 ; il préside la Chambre de commerce à plusieurs reprises (1826-1827, 1830-1831, 1833-1835 et 1837-1838. Il a été l’un des fondateurs du nouveau Dépôt de mendicité de Bordeaux en 1827, à Terre-Nègre, et en a été vice-président en 1832-1847. Et ses descendants du milieu du XIXe siècle, d’abord ses fils Gustave et Abel, portent haut le flambeau commercial et notabiliaire : le petit-fils Jean-Louis II Baour (1798-1873) épouse Sophie Balguerie, d’une grande famille du négoce, et il marie sa fille Suzanne avec Édouard Cruse, du même monde. Il rachète aux Balguerie l’hôtel Journu en 1842, qui devient le siège du Comptoir Baour. Et il devient en 1842 Régent de la Banque de Bordeaux, banque d’émission et de crédit en 1815-1848.

Son grand-père, lui aussi nommé Pierre Baour I (1720-1789), d’abord commis chez Balguerie, a développé avec son frère la société (« Comptoir Baour ») créée vers 1715 par leur père. Elle s’insère dans le système de production et d’échanges transatlantique et caribéen, par le biais du négoce avec les Antilles et d’opérations d’armement maritime, mais elle travaille aussi dans l’océan Indien, en Amérique latine et au Royaume-Uni.

Le fils Pierre Baour II (1748-1816) rejoint la direction de l’entreprise, alors orientée vers les Indes néerlandaises et anglaises et les Antilles françaises ; et, à 41 ans, à la mort de son père, avec son frère Jean-Louis I (dit Alexis, 1750-1830), il dirige la maison – y compris pendant les années difficiles de l’Empire, d’où une crise en 1801, qui entame l’actif financier, et surtout une reconversion vers le négoce des vins.

Pierre Baour I a accédé à la grande bourgeoisie bordelaise : il est élu « bourgeois de Bordeaux » (conseiller municipal) en 1760. Il épouse Antoinette Balguerie, d’une famille du négoce, en 1746, avant que sa fille Catherine épouse Pierre Balguerie en 1764. Il se fait construire un bel hôtel particulier cours du Chapeau-Rouge. La philanthropie est pratiquée : Pierre I participe à la création du Musée des beaux-arts en 1783, en signe de la notoriété procurée par la richesse ; Pierre II est l’un des douze trésoriers de l’hôpital Saint-André de Bordeaux.

Or la compagnie a fini elle aussi par s’insérer dans le cycle de développement de la traite des Noirs à partir de la cité-port de Bordeaux, entraînée par le mouvement général et l’appât des profits, malgré les risques supplémentaires créés par ce « commerce triangulaire » (Afrique, Caraïbes, France métropolitaine). Elle arme ainsi six expéditions entre 1785 (Fanny en 1785 entre Malimbe et Cap-Français) et 1792 (Émilie, entre Gorée et La Martinique), au terme de ce cycle négrier, donc sous la responsabilité des grand-père et père de Pierre III, Pierre I et Pierre II Baour.

Fiche 3. Alexandre de Bethmann

La rue concerne le négociant en vin Alexandre de Bethmann (1805-1871) parce qu’il a été maire de Bordeaux en 1867-1870, donc sans aucune ambigüité. Il n’est en rien responsable de certaines activités commerciales de ses ancêtres. Son grand-père Johan de Bethmann était venu de l’empire germanique en 1742 et avait monté une maison de négoce.

À Bordeaux, muni d’un capital de départ non négligeable, d’une solide ambition et d’un sens certain des affaires, Johann-Jakob, devenu Jean-Jacques, développe une activité de commissionnaires en vins, sucres, cafés et indigo, à l’importation et pour des flux de réexportation à destination de l’Europe du Nord et de l’Europe centrale. Bethmann bénéficie d’un réseau et d’un savoir-faire lui permettant de financer de nombreuses opérations de transport maritime à destination des colonies, essentiellement vers les Indes occidentales et donc Saint-Domingue, et marginalement vers les îles françaises du Pacifique ou l’océan Indien.

En tant qu’étranger, il n’avait pas le droit de financer la traite négrière. Si l’on ne peut exclure que Jean-Jacques de Bethmann ait pu prendre part épisodiquement au financement de telles opérations, bien que son statut d’étranger lui interdît d’armer des bateaux à cette fin, cette activité n’est attestée par aucun document, ni officiel, ni familial (en Allemagne ou à Bordeaux).

Si l’entreprise a été portée par l’ensemble de la croissance des activités portuaires girondines (commerciales, industrielles ou financières) qui, entre autres, englobaient le commerce ou l’exploitation d’esclaves, on ne peut conclure à une quelconque implication d’Alexandre de Bethmann – d’autant plus que lui-même et son épouse ont apporté leur soutien personnel au Frères moraves – nom porté par une institution protestante –, qui furent parmi les premiers militants abolitionnistes – avant même la création en 1788 de la Société des amis des Noirs.

Ses fils ne réussissent guère dans les affaires. Son petit-fils Édouard de Bethmann a lancé sa maison en 1813 et y accueille son neveu Alexandre, qui y fait ses classes et devient un grand négociant, juge au Tribunal de commerce, membre de la Chambre de Commerce de 1839 à 1842, membre du conseil d’escompte de la succursale de la Banque de France, adjoint au maire en 1860, et maire de janvier 1867 à août 1870.

Fiche 4. Pierre Desse

Pierre Desse (1760-1839) et son neveu Paul Desse ont chacun contribué au sauvetage de l’équipage de deux navires, d’où le nom de rue attribué en 1874. Le second (1808-1862) ne peut être impliqué dans la traite ; mais le premier y a été associé directement. Il s’est formé dans sa jeunesse sur des négriers joignant La Martinique ou Saint-Domingue, comme pilotin, puis par exemple comme lieutenant sur l’Arada en 1787-1788. Il est le capitaine de trois expéditions négrières après 1789 (l’Union ; le Joujou, en 1791, entre de Gambie et Gorée et du Sierra Leone à Cuba et Saint-Domingue; puis en 1792, entre le Sénégal et les Caraïbes), avant l’interdiction de 1815.

Cependant, malgré celle-ci, il reprend la traite : il est ainsi le capitaine de la Jeune-Eliza, avec deux voyages de traite entre le Sénégal et La Guadeloupe en 1817 et 1818, puis du Marcelin en 1818-1819 (entre le Sénégal, Cuba et La Martinique), et enfin de l’Union en 1821-1822. Il incarne ce courant de marchands bordelais qui persistent à reproduire le modèle économique négrier devenu obsolète et illégal, avec au moins dix-huit expéditions négrières en 1819-1821.

Il ne faut pas confondre ce Desse avec l’industriel Pierre Desse (1932-1967), qui, au milieu du XXe siècle, devient le patron d’une grosse société de construction métallique en Gironde et un animateur de la Chambre de commerce.

Fiche 5. Feger

Jacques Feger et son fils Joseph étaient venus de Bretagne s’installer à Bordeaux dans les années 1640. Le fils de Joseph, Jacques-François, devint bourgeois de Bordeaux (conseiller municipal) en 1709 et eut quatre fils, d’où plus tard la société des Frères Feger, insérée dans les flux transatlantiques. C’est dans les années 1770 que des Feger-Latour, des descendants, sont associés aux diverses facettes du négoce transatlantique et caribéen, dont la traite des Noirs. Ils font partie des notables (dont Nairac et Baour) qui, au sein de la Chambre de commerce de Guyenne en 1775-1776, réclament au gouvernement des mesures pour interdire les ports francs et le commerce des étrangers dans les colonies, donc pour préserver les intérêts du négoce français et girondin. Ils promeuvent la cause de la traite et veulent la réserver aux navires français.

Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, deux branches s’articulent, l’une sous le nom de Feger (Philippe-Julien Feger, son fils Jean-Baptiste, greffier en chef au Parlement de Guyenne, et sa fille Élisabeth de Foucques ; ses frères François et Jean-Hyacinthe), l’autre sous celui de Feger de Latour ou Feger-Latour. Comme ses frères, le négociant Étienne Feger de Latour se veut un homme d’influence ; il obtient en sus la charge de greffier en chef au Parlement de Guyenne et devient aussi jurat de Bordeaux ou conseiller municipal, dans les années 1760-1770. En août 1784, la valeur de son actif atteint 911 192 livres, donc une grosse fortune. D’ailleurs, le grand architecte François Lhote lui construit en 1775 un hôtel particulier, 4 rue Esprit-des-Lois, l’hôtel Feger-Latour (repris au siècle suivant par les banquiers Piganeau). La famille acquiert aussi un vignoble (Biré) à Macau en 1767-1769.

Les Feger-Latour sont un temps associés à Jacques-Barthélémy Gramont dans la maison Feger, Gramont & Cie en 1784. Elle pratique des échanges avec les États-Unis, en important notamment du tabac dans les années 1780 ; elle commerce « en droiture » avec les Caraïbes et l’Amérique du Nord et se lance dans les échanges avec l’Inde au début des années 1780. Elle exporte notamment des vins français.

Cependant, la maison pratique aussi le « commerce triangulaire » car elle expédie six navires pour la traite des Noirs, de 1742 à 1783. Même si c’est une minorité du total de 121 armements qu’ils ont effectués vers les colonies entre 1718 et 1789, soit un vingtième, c’est symbolique du fait que cette traite était considérée comme un commerce banal, qu’on pratiquait incidemment, en complément de la gamme des métiers du négoce. Et l’on peut supposer aussi que leurs sociétés se sont insérées dans l’ensemble du système de production et d’échanges qui reliait les Caraïbes esclavagistes à l’Europe – mais on ne dispose pas de documentation publiée à propos de cette implication.

Fiche 6. David Gradis

David Gradis I (ca 1665-1751) est consacré par une rue parce que sa famille a participé activement au consistoire israélite de Bordeaux ; il y a été « syndic de la nation juive » en 1728, et lui-même a acquis en 1724 un terrain dédié au premier cimetière israélite de la ville (près du cours de la Marne). Jusqu’alors « marchand portugais », il est devenu « bourgeois de Bordeaux » en 1731.

Les Gradis ont animé une longue dynastie du négoce girondin du XVIIIe au XXe siècles. Ils ont été pleinement partie prenante du système de production et d’échanges transatlantique qui a relié commerce, plantations avec esclaves et, parfois et de plus en plus, traite négrière.

Le négociant en toiles (jusqu’en 1711) David I Gradis crée en 1696 une maison de commerce de vins et spiritueux ; il s’installe à la Martinique où il fonde à Saint-Pierre une affaire de commerce dotée d’une succursale à Saint-Domingue.

Puis l’association entre David I Gradis, son frère Samuel Gradis (1665-1736) et (à partir de 1719) le gendre de celui-ci, Samuel Alexandre (ca1697/1700-1768) (époux de Rachel), dans la société D. Gradis & Alexandre fils, s’articule autour d’une intense liaison commerciale avec les Caraïbes dans les années 1720 – avec dix voyages en 1721-1723. Deux comptoirs sont établis à Saint-Domingue (avec leur neveu David Mendès) en 1723 et à La Martinique vers 1724. Puis ils lancent une société d’armement maritime en 1728, reprise par Abraham (1699-1780), fils de David, et les fils de Samuel Gradis, Benjamin (1699-1771) et Moïse (1714-1788). David II (1742-1811), fils de Benjamin, rejoint la maison plus tard.

L’essentiel reste le trafic (« en droiture ») de Gorée, au Sénégal, du Canada, depuis 1746 et en passant par les Antilles pour le retour, ou de l’Irlande, et l’importation de denrées coloniales (sucre, coton, indigo). David Gradis & fils arme trois négriers, dont Patriarche Abraham en 1730 et L’Africain en 1741. Ils ne représentent que 5 % de son armement total vers les Antilles et fort peu des 221 navires reliant les colonies caribéennes en 1718-1789 qu’elle a armés par elle-même, à une époque où la puissante cité-port de Bordeaux est le premier port français, fort de 70 armateurs. David Gradis I a donc été peu ou prou impliqué dans l’ensemble de ces flux maritimes.

Après sa mort, Gradis ajoute, dans le dernier quart du siècle, la livraison des fournitures à l’État au Canada, puis aux Antilles et enfin à Gorée et à Cayenne. Cependant, dix de ses navires sont impliqués dans la traite des Noirs entre 1771 et 1792. C’est le nombre le plus bas parmi les sept sociétés leaders de ce marché (avec plus de dix expéditions chacune), et de façon dispersée sur ces vingt ans, donc sans priorité stratégique. Elle prend en sus des participations dans des expéditions négrières, comme celles du Marquis de Marigny, de La Rochelle, en 1768-1774.

La société Gradis rejette l’idée d’acheter une plantation (« habitation ») en 1752 ; mais elle récupère ensuite des terres qui servaient de gages à des créances impayées : en symbole du processus d’intégration verticale, elle obtient une « habitation » (une plantation, avec moulin à sucre) à La Martinique en 1773 et deux autres à Saint-Domingue en 1777. Si la rentabilité est modeste (dans les 3,5 % par an), cela permet d’accéder aux informations nécessaires pour court-circuiter les mauvaises pratiques commerciales outre-mer, notamment le retard dans le payement des créances. D’une valeur estimée à 1,8 million de livres en 1789, elles sont menacées par la révolte des esclaves, les incendies et les guerres du tournant du siècle.

Le nom de Gradis est ainsi symbolique des divers flux et étapes du négoce bordelais tout au long du XVIIIe siècle et de son insertion dans le système de production et d’échanges transatlantique et caribéen – d’où une fortune de quatre millions de livres en 1789 –, avant sa reconversion au siècle suivant.

Fiche 7. Jacques-Barthélémy Gramont

Gramont (1746-1816) a donné son nom (en 1843) à une rue parce qu’elle aurait longé l’une de ses propriétés… Fils d’un capitaine de navire, Jacques Barthélémy Gramont de Castéra développe ses affaires à la fin du XVIIIe siècle : il investit ainsi 315 000 livres dans la maison Feger, Gramont & Cie en 1784. Elle noue des liens avec des exportateurs américains de tabac dans les années 1780-1800, depuis Baltimore et la baie de Chesapeake, et avec des marchands de New York (en 1805). Il devient consul de la Bourse de Bordeaux en 1784.

Un passé trouble resurgit puisqu’il finance trois expéditions de traite négrière, l’une en 1783 et deux autres en 1803. Il est même l’un des cinq négociants qui font partie de la commission de neuf membres qui représente Bordeaux auprès de Napoléon Bonaparte quand on débat du rétablissement de la traite des Noirs en 1801-1802, abolie en 1794, puis rétablie en mai 1802 par le parlement. Le rapport de cette commission plaide sans ambigüité en faveur de la « liberté du commerce » et donc de la traite tant les esclaves seraient nécessaires à l’économie caribéenne.

Aussi la société bordelaise Gramont, Chégaray & Cie participe-t-elle à la relance du trafic. Dès mars 1803, elle envoie la Julie à la Côte de l’Or pour y acquérir des esclaves. Elle acquiert la Confiance le 12 juin 1805, active sur ce créneau depuis 1802 – mais elle est incendiée par la flotte anglaise dans le port de Muros trois jours après, au cœur de la guerre maritime entre les deux pays. En revanche, le bateau corsaire Mon-Oncle-Thomas, propriété de la société, prend l’île de Gorée en janvier 1804 et obtient en récompense 25 000 francs et vingt-trois Noirs, dont dix-neuf revendus sur places ; il arraisonne deux négriers anglais les 30 janvier et 17 mars 1804, puis en revend la cargaison (« marchandises de traite », produits tropicaux) et les esclaves à Cayenne – d’où un gros gain de 261 723 francs, dont les deux tiers pour l’armateur.

Ces opérations cessent pendant le Premier Empire à cause de la guerre franco-anglaise, du blocus imposé par la flotte britannique et la crainte des arraisonnements ou destructions. Faute d’informations, on doit supposer que Gramont se replie sur ses biens immobiliers bordelais et garde des intérêts dans des affaires de négoce. Il semble s’être construit un réseau d’influence efficace, notamment au sein des cercles bonapartistes : en effet, il est conseiller général de Gironde en 1800-1807, un temps consul général du commerce à Paris en 1803 et même président de la Chambre de commerce de Bordeaux de 1806 à 1809 ; il est nommé adjoint au maire de Bordeaux en 1806, puis maire pendant les Cent Jours le 2 mai 1815 – avant son retrait puis son décès le 6 février 1816.

Fiche 8. Daniel Guestier

Ce nom de rue (depuis 1881) consacre un grand négociant bordelais. Daniel Guestier I (1755-1847), fils du négociant et armateur François Guestier I (1705-1789), est parti à Saint-Domingue à l’âge de 15 ans, puis est marin en 1772-1781. Après cet apprentissage, il construit sa maison et sa fortune, comme planteur, négociant et armateur. Il commerce avec Saint-Domingue, avec l’Amérique et l’Inde, dans le cadre d’opérations de négoce (indigo, poivre, eaux-de-vie, vins, sucres, etc.) et de commission, de change, et d’armement maritime – aux côtés d’une entreprise spécialisée dans le vin, en Gironde.

Dans une seconde vie, il crée une société de négoce de vin à Bordeaux en 1802, en co-fondant Barton & Guestier avec Hugh Barton ; il devient l’un des grands notables de la bourgeoisie commerciale, celle du Pavé des Chartrons et de « l’aristocratie du bouchon ». Il devient rapidement président du Tribunal de commerce en 1807-1812, puis en 1814-1816 ; puis de la Chambre de commerce en 1821. En 1818, il participe à la création de la banque d’émission et de crédit qu’est la Banque de Bordeaux.

Il est anobli en 1816, en tant que comte de Guestier. À sa mort, il laisse une fortune de trois millions de francs, complétée par 3,8 millions de biens immobiliers et viticoles (Haut-Batailley, etc.). Son fils Pierre-François Guestier II, époux d’Anna Johnston, fille d’un grand négociant en vins, prend sa suite.

On ne peut donc pas reprocher à Guestier une quelconque implication dans la traite des Noirs. Un lien indirect (sans aucun apport financier dû au trafic d’esclaves) peut être établi par le biais de l’épouse (en 1750) de François Guestier, Jeanne, car un neveu de celle-ci, Jacques Conte (1753-1836) a été impliqué fortement dans le commerce avec l’Île de France (Maurice) ; mais il se lance avec efficacité en 1802-1803 dans la traite depuis Bordeaux, entre le Mozambique et Maurice, avant que ses trois navires soient arraisonnés par les Anglais, d’où son repli à Bordeaux et Château Beychevelle.

Fiche 9. Journu-Auber

Bernard Journu-Auber (1748-1815) a obtenu en 1864 son nom de rue en raison de sa position notabiliaire. Il a été président du Tribunal de commerce puis de la Chambre de commerce, conseiller général, député, sénateur. Il a légué à la Ville ses riches collections d’histoire naturelle, qui ont constitué le premier fonds du Museum d’histoire naturelle.

Lui-même a été impliqué indirectement dans la traite des Noirs : il a été associé dans sa jeunesse au déploiement des activités du négoce familial conduit par son père Bonaventure Journu (1717-1781) et son oncle Bernard I, par le biais de la société Journu Frères. Celle-ci a organisé cinq expéditions de traite négrière entre 1787 et 1792, donc dans l’ultime étape du mouvement d’apogée de l’implication de la cité-port de Bordeaux dans ce pan du négoce transatlantique. Le Patriote collecte ainsi des Noirs au Mozambique et les transporte à Saint-Domingue en février-mai 1790 ; l’Hypolite débarque 419 Noirs aux Cayes-Saint-Louis (à Saint-Domingue-Haïti) en 1792.

Les Journu ont été de grands marchands du XVIIIe siècle. Au début du siècle, Claude Journu (décédé en 1742), « marchand droguiste » (en denrées de tout genre, épicerie et droguerie) se diversifie dans le commerce de l’indigo et du sucre ultramarins. Son comptoir est situé au cœur du quartier qui fait vivre le marché bordelais des produits coloniaux, rue de La Rousselle. Il s’insère encore plus dans le système de production et d’échanges caribéen quand il devient raffineur de sucre, avec sa propre (petite) usine en 1730, rue Sainte-Croix.

Ses fils Bonaventure Journu et Bernard Journu prennent le relais. Le premier devient l’époux d’une fille de la famille de gros négociants Fonfrède, ce qui ouvre la voie à une coopération étroite entre les deux sociétés familiales. Ils essaiment dans plusieurs ports qui participent au grand commerce de produits coloniaux avec tout un réseau de commissionnaires représentant la maison : Marseille, Nantes, Amsterdam, Le Cap français à Haïti (Cap-Haïtien), tandis qu’un troisième fils, Jean-Baptiste Journu, s’installe à Saint-Domingue comme représentant de la maison dans les années 1670.

Les Journu, rejoints par les fils de Bonaventure, figurent parmi les plus grands marchands-armateurs de la place dans les années 1760-1780. et Bonaventure et Jean-Baptiste sont les deux plus imposés à la capitation à Bordeaux en 1777.

Si la raffinerie de sucre est vendue en 1773, l’enracinement colonial se renforce par le mariage de Bernard II, fils de Bonaventure, avec Geneviève Auber, : il réalise en 1788 le mariage le plus riche de l’année à Bordeaux, avec 1,4 million de livres d’apport au couple, tandis que son épouse est issue d’une des familles les plus importantes de Saint-Domingue (à Port-de-Paix) avec une dot de 290 000 livres. Bernard Journu-Auber (qui a pris ce nom) devient à la fois négociant et planteur.

Bonaventure Journu s’est acheté une charge de « conseiller secrétaire du roi en la chancellerie près le parlement de Dijon », ce qui l’a anobli. Il se fait construire en 1782 un bel hôtel particulier (Fossés du Chapeau-Rouge, l’actuel 3 cours du Chapeau -Rouge, avec les Durand comme architectes), doté d’une riche collection de peintures. Son second fils, Antoine-Auguste, négociant et armateur lui aussi, voit couronner cette puissance commerciale en devenant consul de la Bourse – mais ce noble, qui a acheté la baronnie de Saint-Magne en 1785 (dans les Landes girondines), est guillotiné en mars 1794 parce qu’il a critiqué les assignats, la monnaie de papier révolutionnaire en cours d’inflation et de dépréciation.

Bernard Journu-Auber est lui aussi consul de la Bourse de Bordeaux, en 1778-1780 et préside le Tribunal de commerce de Bordeaux en 1792-1793. Il est élu député de Gironde le 1er septembre 1791 et siège parmi les modérés (Feuillants). Ce monarchiste constitutionnel se réjouit de la chute de la Terreur (qui l’a fait emprisonner quelques semaines) ; devenu bonapartiste, il devient sénateur le 25 décembre 1799 ; il est l’un des fondateurs et censeurs de la Banque de France en 1800 et est élevé au rang de comte sénateur ». Rallié aux Bourbon, il devient pair de France en juin 1814, jusqu’à son décès le 28 janvier 1815.

Les Journu et Journu-Auber ont incarné l’apogée du système de production et d’échanges développé dans le cadre du « pacte colonial » : monopole des armements et marchands français, économie de plantation reposant sur l’esclavage. Aussi participer à quelques expéditions négrières s’insère-t-il dans une logique de « filière économique » incitant parfois à une sorte d’intégration verticale des activités – surtout quand la traite des Noirs connaît une forte progression dans les années 1770-1780 et quand Bordeaux est devenu le troisième port négrier français derrière Nantes et Le Havre en 1789. Rappelons que l’État lui-même encourage l’apport de Noirs aux Antilles et accorde des primes aux négriers. Journu frères se montre même innovatrice en faisant installer des ventilateurs dans les cales de ses navires…

Le trafic se poursuit pendant les premières années de la Révolution française – jusqu’à l’abolition de la traite sous la Terreur en mai 1794. Les négociants bordelais et la Chambre de commerce le défendent jusqu’au bout au nom de la liberté du commerce et de la préservation des intérêts économiques du pays et des ports. C’est le cas aussi, au niveau national, des parlementaires membres du Comité Massiac qui représentent la tendance hostile à l’émancipation au sein du Comité des colonies ; celui-ci est créé à l’Assemblée constituante en mars 1790 et Journu-Auber devient membre le 25 octobre 1791, au sein de l’Assemblée législative, aux côtés de Vergniaud, lui aussi venu de Gironde. Ces hommes protestent même contre l’attribution du statut de liberté aux hommes de couleur nés de parents libres, le 15 mai 1791. Mais ce ne serait pas le cas de Journu-Auber, qui y serait favorable en tant que membre de la Société des amis de la Constitution (l’autre nom du Club des Feuillants).

L’effondrement du système caribéen ne porte pas atteinte aux actifs immobiliers et financiers des deux branches familiales, qu’on retrouve au XIXe siècle au cœur de la grande bourgeoisie bordelaise – avec les deux négociants en vins, Bernard-Auguste Journu (1789-1854) et Jean-Paul-Auguste Journu (1820-1875).

Fiche 10. Mareilhac

Jean-Baptiste Mareilhac (1754-1831) doit son nom de place à ses fonctions – il a été l’un des trois maires d’arrondissement de Bordeaux en 1796 et conseiller général en 1800-1807 – et à sa forte position notabiliaire, en tant que riche armateur et négociant et que membre de la Chambre de commerce.

L’armateur-négociant Mareilhac a agrandi sa fortune en acquérant des Biens nationaux (actifs confisqués aux nobles émigrés et à l’Église catholique) à bon prix, terrains urbains ou ruraux. Il poursuit sa carrière de négociant au début du XIXe siècle ; il est l’un des trois plus riches « patentés » de Bordeaux en 1820, pour le payement de l’impôt local sur les affaires (patente) ; sa fortune se déploie dans le vignoble des Graves quand il fait construire par l’architecte François Lhote, à la place de vestiges médiévaux, le bâtiment du Château La Louvière à Léognan, bien religieux qu’il a acquis au rabais en 1791 – et que ses enfants et petits-enfants mettent en valeur.

Mareilhac est banalement représentatif de cette couche d’hommes d’affaires qui sont investis dans le système de production et d’échanges transatlantique. Il conduit ses affaires d’armement maritime et de négoce de façon classique. Pendant la Révolution et l’Empire, il réalise plusieurs opérations d’achat aux États-Unis, comme avec le Lewis William, venu en 1805 de Philadelphie (coton, sucre, thé, cannelle, rhubarbe, bois) ; et il y recrute un agent en 1805 pour solliciter des affaires outre-Atlantique et y vendre des vins. Mais il cède lui aussi à la tentation de la traite des Noirs et monte une expédition négrière en 1792, presque au terme du cycle qui culmine dans les années 1780.

Son corpus d’idées aurait porté des valeurs en correspondance avec ses engagements économiques puisqu’il aurait été hostile à l’émancipation des Noirs caribéens. Désigné comme l’un des neuf délégués au Conseil du commerce de Bordeaux devant rédiger un rapport en réponse à l’enquête lancée par le gouvernement à propos du devenir de la loi contre l’esclavage en 1801-1802, il s’associe, le 15 février 1802, à ses conclusions favorables à son rétablissement outre-mer ; il fait partie des cinq membres qui ont participé à la traite : « Le grand objet du commerce d’Afrique a toujours été de soutenir l’existence de nos colonies occidentales […]. Il est reconnu que, dans ces contrées brûlantes [sic], la culture ne peut être utilement maintenue qu’avec les bras vigoureux des Africains. Une trop fatale expérience [depuis 1792] nous a démontré que la liberté des Noirs est incompatible avec les travaux qu’on a besoin d’en exiger […]. De là la nécessité de la traite. »

Fiche 11. Ravezies

Jean (Émile) Ravezies III (1795-1877) a été le propriétaire-promoteur qui a lancé le quartier autour de la future place Ravezies (nom donné en 1901). Sa fille Marie (Joséphine Amélie) (1833-1906) épouse en 1854 Léopold (Jacques Christophe) Piganeau, l’un des grands banquiers de la place de Bordeaux.

Son arrière-arrière grand-père Simon Ravezies (ou, plus communément Ravesies) (ca1690-?) et son arrière-grand-père Jean Ravezies I (ca1710-?) étaient des « maîtres cordiers », des fabricants de cordages pour la marine. Lui aussi maître-cordier, son grand-père Jean Ravezies II (1745-1823) s’est diversifié dans le commerce maritime. Il développe des activités de négoce classiques dans la cité-port de Bordeaux – mais on n’en connaît quasiment rien.

Jean Ravezies II a accumulé une richesse qui le place à la lisière de la grande bourgeoisie. Une ultime société créée avant la Révolution, Ravezies fils aîné & Compagnie, en 1786, réunit un capital de 300 000 livres, dont il apporte la moitié et ses deux associés un quart chacun. Il acquiert, certainement en tant que Bien national cédé à bas prix par l’État, le domaine de Fonrose à Villenave-d’Ornon en 1793, où, avec son gendre, il achète aussi le moulin de Vayres pour 150 000 livres. Cette position le conduit d’ailleurs à exprimer sa grogne en signant en 1795 une pétition contre un projet d’emprunt forcé sur la fortune…

Il a couronné son ascension comme négociant par son installation sur les quais quand il a participé au lotissement du Pavé des Chartrons en 1764-1765 : il fait partie des acheteurs qui récupèrent chacun une longue parcelle perpendiculaire au fleuve, pour y installer un hôtel particulier et des entrepôts dans ce quartier en décollage.

C’est sa société, Ravezies & fils, qui a organisé une seule expédition de traite des Noirs, en 1789. Jean Ravezies II a donc été partie prenante du système de production et d’échanges transatlantique et caribéen – tout comme un autre descendant familial, Jean Ravesies, dit « l’Américain », propriétaire de quatre habitations caféières et d’une habitation sucrière à Saint-Domingue, avant le repli de sa famille en Alabama, alors en Louisiane française.

On doit supposer que ce Jean Ravezies II a transmis une bonne fortune à son fils Joseph (1773-1864) et indirectement à son petit-fils Jean Ravezies III.

Fiche 12. Saige

La rue Saige (depuis 1864) évoque François-Armand de Saige (1734-1793). Il a été en effet avocat général au Parlement de Bordeaux en 1760-1778/79, grâce à l’achat de cette charge. Plus tard, il participe au courant réformiste de la Révolution française, notamment comme commandant des gardes nationaux qui symbolise le nouvel ordre public. Il est élu maire de Bordeaux à trois reprises, le 9 mai 1790, le 6 décembre 1791 et le 12 janvier 1793. Mais il est guillotiné le 23 octobre 1793. Il a vivement défendu les droits à l’égalité des hommes de couleur aux Antilles. Il est donc irréprochable pour ce qui touche à la traite des Noirs.

Néanmoins, comme plusieurs grands bourgeois de la place, une part de sa fortune a été héritée des générations familiales de négociants et armateurs. Possédant dix millions de livres, il figure parmi les plus grosses fortunes bordelaises à la fin de l’Ancien Régime. Quand il épouse une riche héritière en 1764, Marie-Jacqueline de Verthamon, il apporte dans la corbeille des noces plus de 400 000 livres, une dot fort élevée. En 1768, il peut acheter pour 170 000 livres le château de Bourran, à Mérignac, puis une propriété à Cadaujac où il fait construite ce devient le château de Saige.

Son ascension grand-bourgeoise est le fruit d’une reconversion de la dynastie du négoce aux charges publiques (« la robe ») et à la propriété foncière et immobilière. Il se fait édifier par l’architecte Victor Louis un bel hôtel particulier en 1776-1777, après avoir investi 186 000 livres dans le seul terrain (sur l’actuel cours du Chapeau-Rouge), et y installe une solide collection d’œuvres d’art. Pendant la Révolution, il a le temps de récupérer des Biens nationaux à bon prix (dont l’hôtel des gouverneurs de Guyenne).

Auparavant, le nom des Saige est lié à trois expéditions négrières fort anciennes, bien avant le cycle de développement de la traite à la fin du XVIIIe siècle : en 1688 (Glorieux, entre La Rochelle et l’Angola), puis en 1741 et 1742 (Bourbon, entre la Guinée et La Martinique).

Lors de la première, pour les côtes angolaises, Jean Saige (1660-1730) n’était qu’un débutant en tant que négociant-armateur. Mais son père, François Saige ( ?-1685) était un important constructeur de navires dans la cité-port (aux Chartrons même, avant leur transformation en quartier bourgeois) et marchand fort actif (vins, grains, résines, morue). Il est consul de la Bourse en 1670 et un temps co-directeur de la Compagnie privilégiée des marchands de Bordeaux, en 1671.

Quant à lui, Jean Saige reprend les affaires de construction navale et d’armement maritime en 1684. Avec deux navires en propre, il développe le commerce avec les îles caribéennes ; il va jusqu’à posséder un sixième des parts dans l’armement du navire négrier Glorieux, qui relie La Rochelle à l’Afrique en 1687-1688. Il atteint une haute position dans la cité-port, grâce à ses affaires, à sa fortune et à ses connexions : ainsi, en 1705, il participe à la création de la Chambre de commerce de Guyenne à Bordeaux, dont il devient l’un des cinq directeurs.

Son propre fils, Guillaume-Joseph Saige (1696-1764) s’associe à la maison familiale et en devient le patron. Lui aussi grimpe les échelons notabiliaires, comme directeur de la Chambre de commerce de Guyenne à Bordeaux, par son mariage en 1730 avec Marie Chaperon-de-Terrefort, fille d’un haut financier, et par son anoblissement grâce à l’acquisition d’un office de « secrétaire du roi ». Or c’est ce Guillaume-Joseph Saige qui arme les deux autres négriers, le Lion et le Bourbon, l’un en 1741 pour le Loango (Congo) et l’autre en 1742 pour la Guinée. Apparemment, la maison familiale suspend cet engagement dans ce « commerce triangulaire » et revient à des formes classiques du négoce. La reconversion de l’héritier évite à la famille d’être impliquée dans le boum de la traite des Noirs des années 1780.

* RAPPEL :

Dans l’histoire de la traite des Noirs gérée depuis la cité-port de Bordeaux, un premier décollage se produit au tournant des années 1740 : entre cinq et dix expéditions par an. Puis un bond est constaté : 22 en 1783, par exemple, trente en 1786 et même 38 en 1789, avec un total estimé par Éric Saugéra à 205 entre 1783 et 1792. La cité-port de Bordeaux est alors devenue le grand port rival de Nantes, juste derrière Le Havre. Cette stratégie de diversification au sein du système de production et d’échanges transatlantique et caribéen était destinée à compenser la concurrence faite par les Américains pour l’importation de produits alimentaires et fabriqués par les Caraïbes et aussi l’érosion des revenus antillais causée par le surendettement des planteurs des Îles, devenus mauvais débiteurs. Si l’on utilise le chiffre de 393 expéditions pour Bordeaux, le port se classerait au quatrième rang derrière Nantes (1 427), La Rochelle (427) et Le Havre (399). Une autre donnée indique 419 expéditions bordelaises pour 1 714 expéditions nantaises.

* Références utilisées à propos du négoce girondin
dans les années 1700-1820 :
(par ordre chronologique de parution)

• M. Valat, « Pierre Balguerie, sa vie, ses travaux », Revue de l’Agenais, mars-avril 1879.
• Henry Lambercy, « Pierre Balguerie-Stuttenberg, 1779-1825 », Revue économique de Bordeaux, I. n°134, juin 1910, p. 97-144 ; II. n°135, juillet-août 1910, p. 152-170 ; III. n°136, septembre-octobre 1910, p. 195-203.
• Jean de Maupassant, Un grand armateur de Bordeaux, Abraham Gradis, Bordeaux, Féret, 1931.
• Paul Butel, Les négociants bordelais de l’Europe et les Îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1974.
• Paul Butel (dir.), Jean-Claude Drouin, Georges Dupeux & Christian Huetz de Lemps, Histoire de la Chambre de commerce & d’industrie de Bordeaux, 1705-1985, Bordeaux, CCIB, 1988.
• Paul Butel, Les dynasties bordelaises, de Colbert à Chaban, Paris, Perrin, 1991.
• Éric Saugéra, Bordeaux, port négrier, XVIIe-XIXe siècles, Paris, Karthala, 1995.
• Éric Bungener Filiations protestantes, volume I : France, Éditions familiales, 1996.
• Silvia Marzagalli, « Ralliement ou résistance à la législation commerciale et maritime à l’époque napoléonienne : les cas des négociants de Bordeaux et Hambourg », in Marc Agostino, Françoise Bériac & Anne-Marie Dom (dir.), Les Ralliements : ralliés, traître et opportunistes du Moyen Âge à l’époque moderne et contemporaine, actes du colloque tenu à la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine le 9-11 février 1995, Bordeaux, CROCEMC, 1997, p. 127-139.
• Hubert Bonin, Les patrons du Second Empire. Bordeaux et la Gironde (dictionnaire), Paris, Picard-Cenomane, 1999.
• Silvia Marzagalli, « Bordeaux, la traite négrière, l’esclavage : le point sur la question », Lumières. Revue du CIBEL, n°1, 2004, p. 95-106.
• Philippe Gardey, Négociants et marchands de Bordeaux de la Guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830), Paris, PUPS, 2009 (thèse de doctorat, Université de Paris 4-Sorbonne, 2006).
• Silvia Marzagalli, « Bordeaux et la traite négrière », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n°11, 2007, p. 141-161.
• Paul Butel, Les dynasties bordelaises. Splendeur, déclin et renouveau, Paris, Perrin, 2008.
• Silvia Marzagalli, « Opportunités et contraintes du commerce dans l’Atlantique français au XVIIIe siècle : le cas de la maison Gradis de Bordeaux », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2009, n°362-363, p. 87-111.
• Christine Nougaret, Archives et histoire de la maison Gradis (1551-1980), Paris, Archives nationales, 2011.
• Silvia Marzagalli, Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815. Politique et stratégie négociantes dans la genèse d’un réseau commercial, Genève, Droz, « Publications d’histoire économique et sociale internationale, n°32 », 2015.
• Plusieurs entrées de l’encyclopédie numérique Wikipedia et de Geneanet ont été fort utiles.

* Références sur la traite des Noirs initiée depuis Bordeaux
(par ordre chronologique de parution)

• Françoise Thésée, Négociants bordelais et colons de Saint-Domingue. « Liaisons d’habitation ». La maison Henri Romberg, Bapst & Cie, Paris, Publications de la SFHOM, 1972.
• Jean Mettas (Serge & Michèle Daget, dir), Répertoire des expéditions négrières françaises au XVIIIe siècle. Tome II : Ports autres que Nantes, Paris, Publications de la SFHOM, 1984.
• Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, 1789-1794, Paris, La Découverte, 1987 ; réedition : 2004.
• Robin Law, The Slave Coast of West Africa, 1550-1750: The Impact of the Atlantic Slave Trade on an African Society, Oxford, Clarendon Press, « Oxford Studies in African Affairs », 1991.
• Olivier Grenouilleau, L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996.
• Olivier Grenouilleau, La traite des Noirs, Paris, PUF, « Que-sais-je ?, n°3218 », 1997.
• Silvia Marzagalli, « Bordeaux, capitale du commerce antillais au XVIIIe siècle », in Regards sur les Antilles. Collection Marcel Chatillon, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux & Bordeaux, Musée d’Aquitaine, 1999, pp. 81-89.
• Marie Bové, La traite négrière bordelaise dans le regard des historiens bordelais, mémoire de l’Université de Bordeaux 3, 1999 (un recensement historiographique exhaustif).
• David Eltis, Stephen Behrendt, David Richardson & Herbert Klein, The Transatlantic Slave Trade: 1562-1867. A Database, New York, Cambridge University Press, 1999.
• Silvia Marzagalli, « Commerce colonial et traite négrière : les mécanismes de l’économie atlantique au siècle des Lumières », in Silvia Marzagalli (dir.), « Les esclavages », Bulletin de l’Institut aquitain d’études sociales, 2001, p. 5-18.
• David Geggus (dir.), The Impact of the Haïtian Revolution in the Atlantic World, Columbia, University of South Carolina Press, 2001.
• Paul Butel, « Les esclaves », in Histoire des Antilles françaises, XVIIe-XXe siècles, Paris, Perrin, 2002, p. 165-178.
• Yves Bénot & Marcel Dorigny (dir.), 1802. Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises. Aux origines de Haïti, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003.
• Robin Law, Ouidah: The Social History of a West African Slaving ‘Port’, 1727-1892, Ohio State University Press, « Western African Studies », 2004.
• Olivier Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, « NRF. Bibliothèque des histoires », 2004.
• Jacques de Cauna (dir.), Toussaint Louverture et l’indépendance de Haïti, Paris, Karthala & Publications de la SFHOM, 2004.
• Danielle Pétrissans-Cavaillès, Sur les traces de la traite des Noirs à Bordeaux, Paris, L’Harmattan, 2004.
• Frédéric Régent, « Le rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, mémoire, histoire et “révisionnisme”, 1802-2002 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2006, n°99.
• Chantal Lheureux-Prévot, « La politique coloniale de la France de 1789 à 1815. Bibliographie », La Fondation Napoléon, Napoleona. La Revue, 2008, n°1, p. 148-194 (pour l’arrière-plan des ultimes années de traite).
• Jacques de Cauna & Marion Graff, La traite bayonnaise au XVIIIe siècle. Instructions, journal de bord, projets d’armement, Pau, Cairn, 2009.
• Silvia Marzagalli, « Bordeaux et la traite négrière », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n°11, 2007, p. 141-161.
• François Hubert (dir.), « Bordeaux, le commerce atlantique et l’esclavage. Les nouvelles salles permanentes du Musée d’Aquitaine », Bordeaux, document de présentation, 2008.
• Sylvia Marzagalli, Jacques Baysselance, Rolland Boisseau, Corinne Gardey, Philippe Gardey, Jérôme Lauseig, Michel Roques & Jean-Paul Grasset, Comprendre la traite négrière atlantique, Bordeaux, SCEREN-CRDP Aquitaine, 2009.
• François Hubert, Christian Block & Jacques de Cauna (dir.), Bordeaux au XVIIIe siècle. Le commerce atlantique et l’esclavage, Bordeaux, Le Festin & Musée d’Aquitaine, 2010.
• David Eltis & David Richardson, Atlas of the Transatlantic Slave Trade, Yale University Press, 2010 (Part II. Ports Outfitting Voyages in the Transatlantic Slave Trade, p. 37-86).
• Jean-Michel Deveau, « Bilan de trente années d’étude de la traite atlantique dans l’historiographie française », in Myriam Cottias, Elisabeth Cunin &, António de Almeida Mendes (dir.), Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Paris, Karthala, « Esclavages », 2010, p. 203-220.
• Manuel Covo, « Le Comité des colonies. Une institution au service de la ‟famille coloniale” (1789-1793) ? », La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, 2012/3 [en ligne].
• Caroline Oudin-Bastide, Maîtres accusés, esclaves accusateurs, les procès Gosset et Vivié (Martinique, 1848), Rouen et Le Havre, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2015.
• Financer et armer pour la traite négrière au Havre et à Nantes au XVIIIe siècle. Maîtres accusés et accusateurs, Revue du Philanthrope, Presses universitaires de Rouen & du Havre, 2016, n°6.
• Érick Noël, (dir.), Dictionnaire des gens de couleur dans la France moderne, volume III : « Le Midi », 8 089 notices, 1 196 p., Genève, Droz, 2017.
• Jean-François Niort et Olivier Pluen (dir.), Esclavage, traite et autres formes d’asservissement et d’exploitation. Du Code noir à nos jours, Paris, Dalloz, « Thèmes et commentaires », 2018.
• Catherine Coquery-Vidrovitch, Les routes de l’esclavage. Histoire des traites africaines, VIe-XXe siècles, Paris, Albin Michel & Arte Éditions, 2018.
• Éric Saugéra, xxx, La Crèche, La Geste Éditions, 2018.
• Voir aussi le site [slavevoyages.org.].

* Références utiles à la compréhension des débats
autour du « devoir de mémoire » :
(par ordre chronologique de parution)

• Richard Price, « Monuments and silent screamings: A view from La Martinique », in Gerst Oostindie (dir.), Facing up to the Past: Perspectives on the Commemoration of Slavery from Africa, the Americas, and Europe, Kingston, Ian Randle, 2001, p. 58-62.
• Christine Chivallon, « Mémoires antillaises de l’esclavage », Ethnologie française, Paris, PUF, 2002/2, tome XXXVII, p. 601-612.
• Michel Giraud, « Les enjeux présents de la mémoire de l’esclavage », in Patrick Weill & Stéphane Dufoix (dir.), L’esclavage, la colonisation et après… France, États-Unis, Grande-Bretagne, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
• Myriam Cottias, « Et si l’esclavage colonial faisait histoire nationale ? », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2005/5, n°52-4bis, p. 59-63.
• Christine Chivallon, « Histoire et mémoire. L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public : enjeux et significations », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2005, 52, n°64, p. 64-81.
• Christine Deslauriers & Aurélie Roger, « Passés coloniaux recomposés. Mémoires grises en Europe et en Afrique » ; et leur introduction « Mémoires grises. Pratiques politiques du passé colonial entre Europe et Afrique », Politiques africaines, 102, Paris, Karthala, juin 2006, p. 5-27.
• Myriam Cottias, Crystal Fleming & Seloua Luste Boulbina, « Nos ancêtres les Gaulois… La France et l’esclavage aujourd’hui », Cahiers Sens public, 2009/2, n°10, p. 45-56.
• Patrick Weil (dir.), The Legacy of Slavery and Emancipation in Europe and the Americas (à paraître, colloque de 2011).
• Christine Chivallon, « Resurgence of the memory of slavers in France: Issues and significations of a public and academic debate », in Ana Lucia Araujo (dir.), Living History: Encountering the Memory of Heirs of Slavery, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishings, 2009, p. 84-98.
• Myriam Cottias, Élisabeth Cunin & António de Almeida Mendes, Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Paris, Karthala, « Esclavages », 2010.
• Christine Chivallon, « Mémoire de l’esclavage et actualisation des rapports sociaux », in Myriam Cottias, Elisabeth Cunin &, António de Almeida Mendes (dir.), Les traites et les esclavages. Perspectives historiques et contemporaines, Paris, Karthala, « Esclavages », 2010, p. 335-355.
• Renaud Hourcade, Les ports négriers face à leur histoire. Politiques de la mémoire à Nantes, Bordeaux et Liverpool, Paris, Dalloz, « Nouvelle bibliothèque de thèses. Sciences politiques », 2014.
• Sébastien Ledoux, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016.
• Marcel Dorigny, Arts et lettres contre l’esclavage, Paris, Cercle d’art, 2018.
• Marcel Dorigny, Les abolitions de l’esclavage, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2018.
• Bernard Michon & Éric Saunier, Les ports négriers et les mémoires de la traite et de l’esclavage, n°spécial, Revue du Philanthrope, Presses universitaires de Rouen & du Havre, 2018, n°7.