Bordeaux face aux luttes sociales en 1918-1920

Bordeaux face aux luttes sociales en 1919-1920

Hubert Bonin

Au niveau national s’exprime ici et là, notamment parmi nombre d’hommes politiques, la crainte diffuse de l’influence du « bolchevisme » et de la capacité de persuasion des socialistes et des syndicalistes durs, au sein de la SFIO et de la CGT. La Gironde constitue donc un bon cas d’étude pour déterminer la réalité de l’ampleur du mouvement du 1er mai et des luttes sociales qui prennent corps dans cet immédiat après-guerre, en complément de la synthèse d’histoire sociale girondine déjà publiée . On sait que l’agglomération abritait de gros pôles industriels qui avaient secrété une classe ouvrière solide et des bases logistiques animées par des salariés indispensables au bon fonctionnement des flux de la cité-port, notamment les débardeurs, chargeurs et dockers d’une part, et les cheminots des trois compagnies ferroviaires d’autre part.

1. La menace du 1er mai 1919

Quelques mois après l’armistice, c’est la relance du mouvement revendicatif du 1er mai qui replace l’histoire sociale au cœur de la vie de la République, en héritage des mouvements des années 1890-1900. La démocratie sociale elle aussi est réintégrée dans le jeu citoyen, dans le sillage peut-être des explosions de grèves qui ont touché certaines professions en 1917-1918 : patriotisme et réformisme ou révolution deviennent des compagnons de route .

A. Anticiper sur le pire

Quelque inquiétude est nourrie par les autorités à la fin d’avril 1919. La Madelon des soviets, chant composé par Herraïz Mariano , va-t-elle entraîner des troupes révolutionnaires dans des offensives sociales ? Par précaution, les pouvoirs publics mettent en place un système répressif robuste : « Toutes les troupes seront consignées le 1er mai dès le réveil et jusqu’à la soupe du soir. Le général commandant les 3e et 4e subdivisions aura la direction d’ensemble du service d’ordre. Le Service de la Place et celui de la Gendarmerie seront à sa disposition. Il se tiendra en relation avec les autorités civiles et avec les commissaires de police. » Le 7e Hussards doit se tenir prêt à marcher (avec cent sabres), tout comme la moitié du 15e Dragons (avec 60 sabres). Dans l’agglomération, « des piquets en armes » seront mis sur pied ici et là. Elle-même est divisée en secteurs et une force est affectée à chacun, en cas de besoin.

B. Préparer le mouvement social

En amont, les leaders du mouvement revendicatif entreprennent de « chauffer » le monde populaire. Une réunion se tient à l’Athénée municipal de Bordeaux le 29 avril, de 21h30 à 11h30, organisée par le Comité général de l’Union des syndicats ouvriers fédérés de Bordeaux. Environ 1 200 personnes composent une assemblée « composée d’ouvriers de toutes catégories et d’ouvrières d’usines et de confection et quelques rares militaires ». Elles sont venues écouter des orateurs : Bardy, secrétaire de la Bourse du travail de Bordeaux, Marius Blanchard, secrétaire de la Fédération des métaux, et Dumercq, délégué de la CGT, ancien secrétaire de l’Union des syndicats ouvriers de la Gironde, donc ancien dirigeant de la Bourse de travail de Bordeaux, établi à Limoges, d’où vient pour des réunions. Après un rappel de l’histoire du socialisme et du syndicalisme depuis l’avant-guerre, « l’orateur indique que le 1er mai prochain dit être une affirmation et une démonstration de la force syndicaliste ouvrière, en même temps qu’une préparation à la révolution totale, qui paraît prochaine, à laquelle il faut se tenir prêt » .

De nombreux tracts de la CGT sont distribués le 30 avril. « Il y a lieu de craindre que les violences de langage auxquelles Dumercq a l’habitude de se livrer dans ses discours ne provoquent quelque excitation fâcheuse dans la foule des ouvriers qui se trouveront réunis au Stadium. Par ailleurs, la moyenne partie des industriels et des commerçants détaillants ont décidé de fermer leurs établissements ce jour là, afin d’éviter, dans la mesure du possible, toute source de conflit dans leur personnel. » « Parmi les réunions tenues à la Bourse, une des plus importantes, avec celle des ouvriers de l’habillement en grève, a été celle des chômeuses des usines de guerre, dans laquelle Mendes, Lauga et Dumercq ont successivement pris la parole. » Mais Mendes est contraint de confesser « que le Syndicat des mécaniciens lui avait retiré le mandat en vertu duquel il se chargeait de représenter leurs intérêts », sous la pression des hommes désireux de se réserver les postes de travail disponibles, d’où un tollé dans la salle…

C. En quête des leviers de tension

Certes, des points de tension animent l’agglomération : les ouvriers du métallurgiste et mécanicien Exshaw (à Bègles) sont en grève, tout comme des salariés de l’habillement, après un mouvement de grève parmi les cheminots. Mais les autorités relèvent la discordance entre la virilité des proclamations des leaders et la modestie de la mobilisation. « En ce qui concerne la signification qui doit être attribuée à la manifestation qui se produira, bien que dans le fonds elle ait un certain caractère politique dans l’esprit de la plupart ses organisateurs, il est évident que, dans la pensée de la majeure partie de ceux qui y participeront, elle aura pour but essentiel de faire pression sur les pouvoirs publics et le patronat, en vue d’obtenir la réalisation des revendications présentées par l’ensemble des travailleurs. »

« L’adoption de la loi sur la journée de huit heures, qui était en tête du programme de ces revendications, est de nature à réduire de façon très sensible l’ampleur de la manifestation. Il en est de même en ce qui concerne les avantages qui viennent d’être concédés aux cheminots [échelle des traitements, statut du personnel, à l’origine en 1919-1920 du fameux « statut cheminot »], qui ont eu déjà pour résultat de mettre un terme à l’agitation violente qui se manifestait dans ce milieu, et qui auront également pour conséquence de limiter leur participation au 1er mai, qui menaçait de dégénérer en grève générale, à un geste théorique qui consistera en un arrêt de quelques minutes ou de quelques heures suivant les catégories de services – les ouvriers des ateliers [ferroviaires] seuls devant suivre l’arrêt général du travail de 24 heures suggéré par la CGT […]. Les postiers de la région ne semblent pas disposer à se joindre au mouvement, bien que certains des dirigeants de l’Association générale des agents, récemment transformée en syndicat, en soient partisans. » Les typographes et autres ouvriers du Livre ne manquent pas ici et là de s’associer classiquement au mouvement.

2. Des fantasmes aux réalités : un 1er mai militant mais calme

Au niveau national, la journée du 1er mai n’apporte guère de perturbations dans le fonctionnement des services publics . En Gironde, le commissaire spécial veille au grain et recueille sur-le-champ les informations sur chaque événement, en liaison avec les sous-préfets. Quelques défections interviennent ainsi dans le Libournais à la Poste, des réunions se tiennent, « sans incidents » ; mais tout se passe bien en général ; rien ne se produit à La Teste. Par contre, à Saint-Médard, « les ouvriers et ouvrières de la Poudrerie, au nombre de 1 800, ont chômé en totalité » , tandis qu’une manifestation a réuni environ 250 personnes, « en majorité des femmes ». De même, à Bègles, fief industriel, « le chômage a été général, toutes les usines sont restées fermées et le personnel ouvrier s’est rendu à Bordeaux pour prendre part à la manifestation organisée par l’Union des syndicats » . La ville est le cœur de l’expression des revendications : une manifestation y réunit quelque « 9 000 personnes, dont 2 000 femmes et mille cheminots » . Le cortège « s’est rendu au Stadium de Talence où la dislocation a eu lieu après que des harangues aient été prononcées par une douzaine d’orateurs. »

Finalement, les inquiétudes soulevées en avril 1919 ne se sont pas transformées en réalités : la grogne revendicative, le discours idéologique, les aspirations révolutionnaires, la solidarité des fédérations syndicales ont chauffé l’ambiance en Gironde, de Bègles et Bordeaux à Talence surtout. Mais nulle explosion ne s’est produite, y compris de la part des 1 800 grévistes de la Poudrerie de Saint-Médard. Les autorités, prudentes mais discrètes dans la mise en place d’un dispositif de répression éventuelle, d’ailleurs de dimension modeste, peuvent se détendre, dans l’attente de la grande vague d’élections de novembre-décembre 1919.

3. La renaissance d’une « peur sociale » en avril-mai 1920

Une fois les élections effectuées entre octobre 1919 et janvier 1920 (les sénatoriales) et l’expression du jeu de la démocratie politique, la démocratie sociale peut prendre le relais et tenter d’imposer son rythme à la vie nationale et girondine. L’occasion en est le 1er mai 1920 et un mouvement de grèves lancé à l’échelle du pays par une CGT ragaillardie et forte de deux millions d’adhérents ; sa fédération girondine est d’ailleurs la cinquième par ses effectifs.

A. Les aspirations du 1er mai 1920

Un an après la renaissance de la tradition du rassemblement du 1er mai, un nouveau foyer s’allume le samedi 1er mai 1920. On signale des grèves parmi des cheminots girondins ou chez les salariés de raffineries de pétrole à Blaye où 300 personnes se réunissent ce jour-là. Et, une fois de plus, une manifestation relie le centre de Bordeaux, depuis la place de la Victoire, la place Sainte-Eulalie et la place Henri IV (selon les professions) jusqu’au Stadium de Talence : elle réunit de « 13 à 14 000 manifestants , dont 2 000 cheminots de la Compagnie du Midi et 800 du Réseau de l’État et du Paris-Orléans, un millier d’inscrits maritimes, dont 300 de race noire, 1 000 à 1 200 débardeurs et charbonniers, 2 500 métallurgistes, 1 500 à 1 800 employés de commerce, le restant appartenant aux différences syndicats, déduction faite de près de 2 000 femmes et enfants des familles des manifestants assistant à la manifestation par distraction [sic]. Les PTT étaient représentés par 300 sous-agents et lignes [téléphoniques] environ, dont une cinquantaine de facteurs en tenue » .

B. Des explosions de grèves autour du 1er mai 1920

On ressent néanmoins quelque sentiment collectif de mécontentement dans plusieurs professions. Le Syndicat général des métallurgistes de Bordeaux & de la région en appelle à une prise de conscience des salariés et à une réunion à l’Alhambra, à Bordeaux (salle du skating) le dimanche 9 mai : « Proteste contre les parasites pleins de cynisme et d’arrogance qui, sans scrupules, t’exploitent ! Manifeste ta réprobation du régime qui étouffe le monde du travail et conquiers la place légitime qui lui revient ! »

Ce sont surtout les cheminots qui, dans la seconde quinzaine d’avril, sont agités d’un courant de revendications, peut-être suscité par l’augmentation du travail causée par la reprise massive du trafic civil grâce à la reprise générale de l’économie et donc des flux logistiques et du fret. Un mouvement de grève générale est déclenché . Des arrêts de travail parfois substantiels sont intervenus dans quelques gares, comme Coutras, Libourne ou Bordeaux, et ce jusqu’au 3 mai, mais de façon décousue. Une seconde étape se déploie ensuite pendant environ deux à trois semaines dans les trois compagnies ferroviaires – avec des effets également dans les Landes voisines . Le mouvement est donc plutôt dur – en particulier face à un projet de loi visant à une réorganisation des contrats de concessions de droit public.

Les autorités redoutent l’éclosion d’un mouvement de solidarité de la part des autres professions. Les membres du Comité général de l’Union des syndicats se réunissent avec les trésoriers de chaque organisation le 29 avril 1920 à la Bourse du Travail, qui accueille quelque 250 militants. Ils proclament leur solidarité mais ils décident de patienter jusqu’à ce que la CGT elle-même prenne ses décisions à ce sujet . Les partisans d’une « grève générale illimitée de toutes les corporations » (Gaye, Ferret, Crispel) s’opposent à ceux qui « conseillent une attitude expectante » (Rivelli, représentant les inscrits maritimes, Dasse, secrétaire de l’Union des syndicats), tandis que le leader métallo Mendes oscille entre les deux courants. « Les délégués des trois réseaux Midi, PO, État sont venus exprimer l’espoir que leur mouvement, qui avait été isolé à la dernière grève, sera cette fois appuyé par l’ensemble du prolétariat » , puisque la Fédération des employés & ouvriers des chemins de fer vient de lancer un ordre de grève.

Les nouvelles portant sur les troubles survenus à Paris lors de la manifestation du 1er mai attisent la grogne, en particulier chez Laval, secrétaire du Syndicat des ouvriers du port, ou Rexan, des serruriers & zingueurs, qui accusent la police. Aussi 180 à 200 délégués se réunissent-ils dans la soirée du 2 mai à la Bourse du travail. On prend d’abord connaissance du déroulement de la grève ferroviaire : les délégués du PO et de l’État « estiment que les grévistes ont un pourcentage plus élevé que lors de la dernière grève ». Mais la prudence prévaut quant à un appel à la grève générale ; on évoque le risque d’arrestations punitives. Mais on lance un mouvement parmi les dockers et les inscrits maritimes de l’outillage du port au matin du 3 mai.

Toutefois, le mouvement s’effiloche car les instructions venues de la CGT nationales sont plutôt attentistes, d’où une réunion houleuse à la Bourse du travail le 5 mai en soirée. On y souligne la contradiction entre cette modération et la combativité des grévistes parmi les dockers de Pauillac et de Bassens, ainsi que chez les ouvriers des usines pétrolières. On discute sur les modalités d’action : propagande, distribution de tracts, etc. Environ 600 ouvrières de la manufacture des tabacs se réunissent à la Bourse du travail le 6 mai pour qu’on « se tienne prêt » à une action solidaire, tandis que les salariés hommes se rassemblent quant à eux dans un café de la place Rodesse, mais tergiversent.

La déception gagne le 7 mai car « les dockers n’ont pas suivi le mouvement comme on aurait pu le supposer », alors que, de leur côté, les cheminots et les inscrits maritimes sont plutôt satisfaits de l’évolution de leur grève. « Dasse fait connaître que le côté faible de la situation réside dans l’attitude des dockers, qui est tout à fait défavorable. En effet, ils ont déclaré nettement qu’ils reprendraient tous le travail dès lundi si toutes les autres corporations ne l’avaient pas cessé à cette date, n’admettant pas que les uns chôment pendant que les autres travaillent » . Par ailleurs, les salariés de l’Énergie électrique du Sud-Ouest (au barrage des Tuilières notamment) refusent de se joindre à la grève alors que certains militants comptaient couper l’électricité dans l’agglomération.

C. Un mouvement de grève de solidarité lancé les 10 et 11 mai 1920

Une réunion importante (avec entre 1 000 et 1 500 participants) se tient à l’Alhambra le 8 mai, surtout animée par les délégués de la métallurgie (Lauga, Ferré, Barsac), des mouleurs (Fargeau), des charrons (Riberol) et des boîtes métalliques [fer blanc pour les conserveries], accompagnés par des représentants des « corporations du bâtiment, de l’aviation, de la voiture, des transports en commun et de la marine fluviale ». La CGT suggère que le mouvement de grève générale soit relancé par une deuxième « vague », portée par la métallurgie. Mais la « physionomie de la salle [est] assez tiède », même si un ordre de grève est finalement voté pour le lundi 10 mai, sans que beaucoup n’y croient vraiment en fait, tandis que des « durs » parlent de « nationalisations » pour les chemins de fer et les transports et que des élus en appellent à éviter les « sabotages ». Cela dit, un mouvement éclate les 10 et 11 mai dans l’agglomération.

Un premier bilan est établi lors de plusieurs réunions le 10 mai ; c’est qu’il s’agit d’attiser l’envie de faire grève chez tous les non-grévistes. En revanche, une tactique d’intimidation est utilisée par le biais de l’arrestation de certains leaders (Durand, des inscrits maritimes, libéré le 14 mai, et Lavielle, de l’Union des commis & comptables) et d’une perquisition à la Bourse du Travail. Une manifestation de manœuvres, de dockers et « de la plupart des grévistes de la métallurgie » rejoint les cheminots du Midi au stadium de Talence. Grosso modo, la grève s’avère une relative réussite parmi certaines professions (outillage du port, métallurgie) et plutôt un échec ailleurs (charbonniers, bois merrains, voiture, etc.). Les industries de Bègles sont frappées par les luttes sociales : cinq usines métallurgiques (Société des travaux métalliques, Laganne, Maurice Ledoux, Exshaw [« gardée par un piquet d’infanterie »], Duprat), la Raffinerie de pétrole (protégée par un détachement de Hussards), deux scieries (Simon, Peyssé) et une société de bâtiment (Maurice) rassemblent 936 grévistes sur 1 126 salariés le 11 mai. Des grévistes de la Régie du gaz & de l’éclairage s’associent au mouvement, animés par le syndicaliste Lafaye, et parviennent même à couper (en partie) l’électricité dans la nuit du 11 au 12 mai.

Talence est atteinte par une grève de solidarité vers le 9 mai, à la Fonderie talençaise (tout le personnel) ou chez Delacourt (140 grévistes, soit la moitié), ainsi que sur plusieurs chantiers de construction d’usines. Les Chantiers du Sud-Ouest, Motobloc, Frémeau, Dormoy et l’Atelier de constructions mécaniques sont atteints majoritairement (10 mai). « Aux Ateliers de Dyle & Bacalan (3 000 [salariés]), aux Ateliers maritimes du Sud-Ouest (1 300) et aux Ateliers & chantiers de la Gironde (1 500), les entrées ont été infimes [le 9 mai], une cinquantaine à peine. Cependant, une bonne partie du personnel était venue aux portes avec l’intention de travailler, mais ceux-là ont vite subi l’influence des meneurs et beaucoup ont cédé parce que lundi, espérant que demain ils auront plus de courage »… « Des cortèges se sont formés de ces usines et, se rendant à la Bourse du travail [depuis les quais de la Garonne], ont débauché sur leur passage les camarades restés au travail dans divers ateliers de bien moindre importance. Néanmoins, plus de la moitié de ce personnel, disséminé par fractions de dix à 400, a résisté au mouvement, notamment dans La Boîte métallique, chez Vinatier où, sur 400 ouvriers, il n’y a eu que vingt chômeurs. »

Les noyaux de grévistes restent nombreux parmi les cheminots et les ouvriers des Ateliers, mais, indique la police, « la marche des trains continue à être régulière, sans accrocs » (10 mai). En revanche, quant aux transporteurs-camionneurs et services de transports en commun, il n’y a pas de défection jusqu’à présent [11 mai]. » Le port este touché : « Sur les quais, il n’y a aujourd’hui [15 mai] que cinq bateaux en chargement ou déchargement, qui occupent 239 hommes avec cinq grues. Le vapeur Frémenthin est parti hier après-midi avec son équipage au complet, soit quarante hommes, dont quinze grévistes ayant repris leur poste. » La réunion du 11 mai, « qui réunissait à l’Alcazar les cheminots du PO et de l’État fut particulièrement agitée par la violence du langage des orateurs, notamment de Mendes, des métallurgistes et de l’Union des syndicats, qui affirma les vues nettement révolutionnaires de la CGT, au gouvernement désormais reconnu par les grévistes, et de l’Union des syndicats girondins » .

« Sur un ordre de la CGT, l’Éclairage a déclaré la grève, qui a eu son commencement d’effet à minuit [le 11 mai] par l’interruption de l’électricité, cependant rétablie une heure après. Tout le personnel de la Régie municipale du gaz & de l’électricité, comprenant 1 100 ouvriers, qui ne devait entrer en scène que demain, a cessé le travail ce matin au complet, non suivi cependant par le personnel des bureaux, au nombre de 200. » Le personnel du barrage des Tuilières, qui fournit la majorité de l’énergie électrique à l’agglomération, décide de continuer le travail par une faible majorité, ce qui permet de la circulation des tramways. « Les réunions furent nombreuses aujourd’hui 11 mai. Dans toutes, les orateurs ont recommandé le calme, mais aussi la résistance à outrance, menaçant ceux qui sont restés fidèles au travail des pires mesures après la victoire toujours affirmée certaine et proche » , ce qui n’empêche pas le commissaire spécial de s’interroger : « La lassitude est manifeste chez la grande majorité des grévistes, notamment chez les cheminots. Ils semblent convaincus pour la plupart de l’insuccès, mais ils suivent par solidarité. » « L’opinion est confiante dans l’échec, mais elle reste quand même un peu énervée. »

Les 12-15 mai, les communautés de grévistes restent actives, sur le port, chez les cheminots et dans plusieurs usines. « Le gaz manque totalement à Bordeaux, mais l’électricité est assurée » (13 mai) car la grève reste quasiment totale à la Régie. La mobilisation s’effiloche un peu ici et là : le 12, les 350 salariés reprennent le travail à la raffinerie Desmarais (à Blaye). Des centaines de grévistes rejoignent leur établissement chaque jour. De moins en moins de militants participent aux réunions de la Bourse du Travail, même si la continuation de la lutte est prônée par plusieurs syndicats. Philippart en appelle aux grévistes de la Régie, le 15 mai, tandis que les grévistes sont expulsés de l’usine de Bacalan ; des dockers et charbonniers, « en majeure partie des Espagnols », restent solidaires de la grève. Pourtant, l’optimisme syndical prévaut. Beaucoup de cheminots gardent le cap même si, le 13 mai, 519 sont actifs aux Ateliers du Midi. Une grande fête est organisée le 13, toujours au stadium de Talence, le jour de l’Ascension ; elle réunit 2 000 grévistes.

Le 15 mai, « on compte actuellement à Bordeaux environ 7 500 à 18 000 grévistes, dont 6 000 cheminots, 6 000 métallurgistes, 1 000 du bâtiment, 1 500 inscrits [maritimes], 800 dockers et outillage [du port], 800 pétroliers, 1 200 de l’Eclairage et 500 divers » . Mais « le travail est en pleine activité dans le Port, encore en progression hier. 75 grues ont fonctionné, employant 2 500 dockers, y compris les appontements de Bassens ». Des arrestations ont lieu « pour entrave à la liberté du travail ». Une fête se tient sur un terrain de football, rue Achard, à Bacalan, le 14 mai, qui réunit 2 000 grévistes, tandis que 200 autres se réunissaient au stadium de Talence. Le dimanche 15 mai, « le travail est suspendu à peu près dans toues les corporations. Il n’y a que les chemins de fer qui fonctionnement, évidemment comme les autres jours », avec moins de trains. La Ville fait expulser les grévistes des usines de Bacalan et de La Bastide, sans recours à la force armée, seulement déployée en bordure, tandis que quatre leaders cheminots sont arrêtés pour propagande.

Les 17 et 18 mai, le mouvement reste peu ou prou actif « dans la métallurgie, chez les cheminots, chez les inscrits ». « Bordeaux est fermement résolu à la continuation de la grève », proclame les délégués réunis le 17 mai, alors que les directions parisiennes hésitent de plus en plus à la poursuivre. Les réunions se multiplient pour faire le point et méditer sur les suites à apporter au mouvement, qui paraît sans débouchés réels, faute de négociations, ni à Bordeaux, ni à Paris ; si « la lassitude » s’exprime, les appels à la dureté sont maintenus. D’ailleurs, la Fédération de l’éclairage donne l’ordre de la reprise du travail le 18 mai, « conséquence sans doute du profond mécontentement de l’opinion d’une grève stupide et inhumaine qui touchait aussi bien les grévistes eux-mêmes » , bien qu’elle revienne sur sa décision. L’ensemble du personnel reprend ainsi son activité.

Mais le maire annonce qu’il « est obligé d’appliquer et de maintenir les mesures prises contre un grand nombre de grévistes, promettant cependant d’étudier par la suite le cas de chacun et d’y donner une solution favorable chaque fois que cela lui sera possible » . C’est que, au niveau national, un tournant vient d’être pris : le gouvernement Millerand décide de ne plus seulement maintenir l’ordre grâce à une présence active des forces policières, voire militaires, mais aussi d’engager une politique de répression, qui passe par l’arrestation de dirigeants syndicaux, des poursuites contre tout auteur d’appels (oraux ou imprimés) à la violence révolutionnaire et enfin par des révocations dans les services publics, complétés par des mises à pied dans le secteur industriel.

Millerand prononce ainsi un grand discours et diverses allocutions à la Chambre des députés, les 20 et 21 mai 1920, publiés dans La nation et les grèves, avec des accents dignes de Georges Clemenceau, dont il se veut alors l’héritier, et aussi parce qu’il croit plus au seul jeu des négociations et de l’arbitrage, dans le sillage de son action au ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes & Télégraphes en 1899-1902, ou dans celui de l’œuvre de Clemenceau lui-même : il avait institué un ministère du Travail & de la Prévoyance en 1906-1909, confié à René Viviani, « socialiste indépendant » comme Millerand à l’époque.

On mesure mal l’influence des ministres du Travail en poste sous Clemenceau II, Pierre Colliard (janvier 1917-janvier 1920) ou sous Millerand puis Leygues (Paul Jourdain , janvier 1920-janvier 1921, industriel alsacien rentré en France et nommé attaché militaire à Berne, notamment pour superviser les flux de « rapatriés » d’Allemagne vers la France) quant à une possible « philosophie » des relations sociales. Porteur d’une conception « rhénane » des rapports sociaux, il défend l’extension du droit syndical et des réformes (caisses de retraites pour les mineurs, allocation pour les victimes des accidents du travail), avant d’œuvrer à la Chambre à la construction du projet d’assurances sociales à la fin des années 1920. Encore lui fallait-il disposer d’un « interlocuteur valable », alors que la CGT s’était orientée vers des positions dures, voire révolutionnaires.

En Gironde même, comment comprendre que le préfet Olivier Bascou, en place depuis février 1914 (et jusqu’en janvier 1922) et fort d’un capital de relations sociales et de pensée dans l’action tissé pendant les années de guerre n’ait pas réussi, de son côté, à initier des pistes de négociations avec les leaders syndicaux ? Lui aussi doit appliquer des mesures de maintien de l’ordre puis de répression, certainement parce que ses interlocuteurs dans l’organisation du travail et des secours quotidiens n’ont plus leur position antérieure au sein du syndicalisme bordelais, lui aussi porté à un mouvement d’intransigeance et de solidarité.

D. Vers la reprise du travail à la fin de mai

À partir des 19 et 20 mai, la police relève de nombreuses rentrées au travail, dizaines par dizaines, même si, le 19 mai, la CGT menace d’une grève générale. Dans nombre d’établissements de taille modeste, les grévistes ne sont plus qu’une poignée. Au 25 mai, tous ceux de Talence tournent sauf un seul (Delacourt). Les cheminots ne peuvent qu’abandonner leur projet de « nationalisation », d’autant plus que des leaders viennent d’être condamnés au tribunal correctionnel de Bordeaux, tandis que des salariés sont révoqués ou ne sont pas réintégrés. Les termes de « lassitude » et de « découragement » expriment ce sentiment de désillusion.

Celle-ci ne peut qu’être aggravée quand on apprend « la résolution adoptée par le Comité confédéral [de la CGT] qui ordonne la reprise du travail à toutes les corporations en grève pour le samedi 22 mai, exception faite pour les cheminots, qui continuent la lutte » . C’est la conclusion d’une étape dans la reconstitution des organisations syndicales et de l’esprit militant et revendicatif : « La dernière réunion de la Commission exécutive de l’Union des syndicats girondins a indiqué une situations plutôt désespérée. 21 membres y assistaient. Barsac expose que quelques syndicats seulement ayant encore quelques fonds en caisse peuvent répondre à l’appel en faveur des cheminots grévistes », dont la caisse ne possède plus que 17 500 francs, tandis que celle de l’Union « est réduite à 28 000 francs ».

Dès le 26 mai, la gare de Bordeaux-État tourne à plein ; le port a repris quasiment toute son activité ; à Bègles, « les établissements industriels et les usines ont repris leur vie habituelle et fonctionnement normalement » . « Partout, la reprise du travail s’est accentuée ce matin [27 mai], atteignant la normale. Il ne sera donc guère plus question désormais que des cheminots encore retenus dans le mouvement, amis, aujourd’hui, plus convaincus de l’échec de du succès. » Mais, lors des réunions tenues le 27, les militants écartent l’idée de votes à bulletins secrets car ils redoutent d’être mis en minorité.

Quoi qu’il en soit, la reprise est fragmentaire, décousue, avec des réticences. Le personnel du PO vote la reprise le 30 mai à Bordeaux-Bastide et à Bassens, tandis que les grévistes du Midi gardent le cap, lors d’une réunion à l’Alhambra avec 3 000 personnes. « L’impression dominante est que la grève des cheminots ne dépassera pas lundi et que, le 1er ou le 2 juin, tout le monde sera rentré partout, même au Midi. » Finalement, c’est le 1er juin à 13 heures que se situe le moment de la défaite des cheminots grévistes : « Cheminots Midi ont repris travail aujourd’hui à 13 heures. Situation redevenue normale », télégraphie le préfet au ministère de l’Intérieur.

Un sentiment de déception, sinon de débandade, traverse la communauté des militants girondins, de même que le reste du syndicalisme : on sait que les effectifs de la CGT chutent à 600 000. Cet élan quasi révolutionnaire s’affaisse brutalement : la répression a été forte dans tout le pays. En Gironde, les forces de l’ordre ont été fortement mobilisées, des arrestations ont inquiété les leaders, le service de renseignements du commissaire central a été efficace pour collecter les informations générales et personnalisées. Des usines ont été évacuées sans heurts mais avec fermeté ; des soldats veillaient au fonctionnement de certaines ; des dizaines de salariés ont été révoqués, temporairement ou durablement. Cette crise sociale de transition n’a pu que meurtrir les mentalités du peuple girondin pour quelques années.

Conclusion

La reconstruction de la démocratie républicaine dans son ensemble se déploie après la paix par le biais des élections au suffrage universel et par le biais des délégués sénatoriaux. Mais elle inclut également la libre expression des forces syndicales et de la libre expression de la force revendicative. La Gironde participe de ce renouveau institutionnel et populaire tout à la fois : des fédérations syndicales sont relancées, des grèves surgissent. Toutefois, si la manifestation du 1er mai 1919 suscite quelque inquiétude et l’organisation de forces de rétablissement de l’ordre en cas de besoin, elle se déroule sans anicroches, en amont d’une succession d’événements identiques, désormais insérés pacifiquement dans la vie de la République.

Par contre, en avril-mai 1920, une vague de mécontentement se lève, portée par les désillusions de l’après-guerre immédiat, par la grogne contre l’inflation, par les inquiétudes suscitées par le projet de réforme du rail discutée par le ministre des Travaux publics (et des Transports, en 1920-1924), Yves Le Troquer en vue d’une uniformisation des techniques et méthodes de gestion des réseaux, suite aux dysfonctionnements constatés pendant la guerre – effectuée par la convention d’octobre 1921 qui renouvelle les concessions ferroviaires. Un mouvement central de grève paralyse une partie de la circulation ferroviaire et bloque les Ateliers du Midi.

Un mouvement multilatéral de solidarité éclot alors dans beaucoup d’usines et sur le port. Les réunions (et fêtes) qui jalonnent ces semaines montrent les illusions révolutionnaires de certains leaders et de nombreux militants, certainement frustrés du fait que la démocratie politique n’ait pas apporté de parlementaires aux socialistes en Gironde lors des élections, d’où un manque de relais à Paris. Le jeu de la CGT est oscillant, avec des durs qui plaident des causes « révolutionnaires » et des modérés qui tentent de calmer le jeu, mais sans espoir de succès tant la soif de changement semble animer de grosses minorités agissantes.

Bordeaux (avec sa Régie énergéticienne, notamment, des grosses usines métallurgiques, ses gares et ateliers ferroviaires) et la Gironde (dont Bègles, Blaye et Talence) vivent donc ces mois de transition d’après-guerre avec quelque âpreté, avec des espérances condamnées par la situation politique nationale, plutôt animée par une majorité de centre-gauche (avec Alexandre Millerand comme président du Conseil entre janvier et septembre 1920, Jules Steeg à l’Intérieur, Paul Jourdain comme ministre du Travail & de la Prévoyance sociale, et Auguste Isaac comme ministre du Commerce & de l’Industrie), tandis que la CGT nationale et girondine oscille entre fermeté et lucidité – ce qui débouche sur des tensions internes , au congrès de la Fédération des cheminots en septembre 1920, avant la scission de juillet 1921. C’est donc ici un beau cas d’étude de cette étape d’histoire sociale où se déterminent, dans la douleur ou tout au moins l’incertitude, les possibles champs du réformisme alors que nombre de militants profèrent des revendications impatientes, tandis qu’entrent en contradiction la joie de la victoire et les frustrations de l’immédiat après-guerre .